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L’ESPION DES HABITS ROUGES

et, au surplus, si nous les pensons, nous ne les disons pas !

— Vous ne les dites pas ces grands mots, Ambroise ?… Et votre harangue du Champ-de-Mars en laquelle vous accumuliez Dieu, Patrie, Famille et Devoir ?…

— Entendons-nous ! Ces grands mots que vous nous reprochez nous les disons et les écrivons, mais non pour nous avec le dessein de flatter nos oreilles sensibles, puisque nous les avons pour nous et les ressentons ; nous les disons et les écrivons pour les communiquer à ceux-là qui ne les ressentent pas et qui oublient qu’ils ont des devoirs à rendre à leur pays qui leur a donné la vie… à vous Denise, par exemple ! Si vous appelez grands mots par ironie, la famille, la race, la patrie, avouez qu’il ne sert de rien de vouloir être un peuple ! L’unique et vraie liberté est là : détruisez la famille et la patrie, que reste-t-il ?… Eh bien ! ces mots sont loin d’être vides de sens, ils ont droit à leur place dans nos discours et nos écrits, et il importe à tout homme qui les a dans son cœur de les faire résonner aussi fort et aussi loin que possible ! Ce sont nos cris de ralliement ! Ce sont nos coups de clairon ! Et, puisque le sort en est jeté, nos fusils les proclameront à tous les échos ! Nous ne sommes pas des sans-patrie et jamais nous ne renierons la nôtre !

Ces paroles fières émurent de nouveau la jeune fille.

— Ambroise, murmura-t-elle, vous ne pouvez pas, sans être injuste, me mettre du nombre de ceux qui renient leur patrie. Non, vous ne l’oserez pas ! protesta-t-elle avec plus de force.

— Admettons que vous ne reniez point votre patrie, mais vous combattez contre elle. Pire encore, vous la livrez à nos ennemis !

— Nous ne nous comprenons pas, Ambroise !

— Nous nous comprendrons si vous sondez votre cœur, Denise, si vous avez le courage de regarder au dedans de vous-même. Car pour me comprendre et pour comprendre vos compatriotes, il importe que vous vous compreniez d’abord, et vous ne pourrez vous comprendre sans mettre courageusement la sonde, froidement, sans peur. Oh ! ne branlez pas la tête, il y a le sang dans vos veines, il y a votre âme canadienne, il y a l’esprit de la race, et tout cela est indestructible ! Malheureusement vous faites taire les voix qui vous disent la vérité, vous préférez marcher à tâtons dans la nuit plutôt que d’entrer dans la voie lumineuse, et vous continuez de demeurer dans le faux miroitement de discours trompeurs qui vous détournent de nous… de nous qu’on fait passer à vos yeux pour des révoltés et des insensés. Les libertés que nous revendiquons, on vous a dit qu’elles sont imaginaires et qu’elles nous servent de prétexte pour nous insurger. Imaginaires ?… Alors, pourquoi nos ennemis s’acharnent-ils tant à nous ravir ces mêmes libertés ? Comprenez-vous, Denise ? Cela ne suffit-il pas à vous convaincre de la duplicité de ceux que vous appelez vos amis ? Vous en avez le sentiment, j’en suis sûr, car intelligente comme vous êtes, on n’a pu vous aveugler à ce point. Mais peut-être est-ce dans le simple but de me narguer que vous vous maintenez sur des positions contraires ? Car, tout à l’heure, lorsque je suis entré, j’ai deviné en vous une animosité pour je ne sais quel motif ; et je vois à présent que cette haine s’est accrue à cause des vérités que je vous ai dites.

— N’exagérez rien, Ambroise ! protesta Denise.

— Je crois me tenir dans les bornes de la stricte exactitude. Mais admettons que ma conduite ait pu susciter votre rancune contre moi, ce que je regrette infiniment, ce ne peut être une raison pour vous faire tourner le dos à vos compatriotes. Exécrez-moi, Denise, c’est bien ; mais demeurez de notre côté. Ce que je déplore aujourd’hui, c’est votre défection. Revenez à ceux que vous avez désertés, et je serai content. Pour moi, personnellement, il me reste une compensation : ma sœur, mon adorable sœur qui vous aime, Denise, qui est votre amie dévouée, malgré qu’elle sache aussi… Oui, ma sœur Félicie.

— Félicie !… murmura Denise avec un soupir qui parut exhaler un regret immense.

Et elle allait parler, lorsque du dehors une main frappa légèrement dans la porte.

Ambroise alla ouvrir.

Une jeune fille, toute menue dans un ample manteau de fourrure était là, souriante.

— Félicie !… proféra joyeusement Ambroise en s’effaçant.

À ce nom, Denise quitta précipitamment