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L’ESPION DES HABITS ROUGES

daient ainsi, plus leurs yeux s’enflammaient. Dans les yeux noirs de Denise s’exprimait une sorte de joie triomphatrice, âpre, presque terrible.

Dans les yeux bleus d’Ambroise s’échappait un éclair de mépris ; et pourtant, sur son masque énergique on aurait pu observer quelque chose qui semblait tout près de l’attendrissement.

Au bout de ces trois minutes, comme si Denise n’eût pu supporter plus longtemps le regard lourd et méprisant d’Ambroise, elle s’avança, mais sans chanceler cette fois, jusqu’au siège où avait demeuré assis André Latour. C’était une chaise trapue faite de bois de pin qui, lorsqu’il est bien frotté, a la couleur de l’or tendre. Et Denise s’appuya de ses avant-bras au dossier de cette chaise ; et, chose curieuse, sa physionomie se transforma soudain, une sombre mélancolie enveloppa ses traits. Ses yeux se posèrent sur les flammes mourantes de la cheminée et elle parut s’absorber dans la rêverie.

Doucement, Ambroise Coupal marcha jusqu’à la porte de la cuisine. Il s’arrêta sur le seuil, fit un signe quelconque à Dame Rémillard qu’on ne voyait pas, et ferma tranquillement la porte. Denise ne l’avait pas regardé, elle ne l’avait pas entendu. Le jeune homme vint se poster près du foyer, presque en face de la jeune fille. Il la regarda encore un moment avec attendrissement et prononça sur un ton grave :

— Mademoiselle, l’heure est venue de nous expliquer !

Elle leva ses yeux sombres et, avec un sourire contraint, répliqua :

— Le moment est bien mal choisi, Ambroise Coupal !

— Pardon ! il est fort à propos, je pense, d’autant plus que je découvre chez vous, une haine qui doit être satisfaite.

— Ambroise Coupal, mon cœur n’est pas une coupe de fiel ; la haine est plutôt en vous qu’elle n’est en moi : je la perçois dans vos regards, je l’entends souffler dans l’accent de votre voix.

— Vous savez bien, Denise, que je ne vous hais pas, se mit à rire le jeune homme avec un haussement d’épaules. Moi, Denise, j’ai pitié de vous… j’ai pitié en souvenir…

— Oh ! laissez le passé, je vous prie !

— Sans ce passé, Denise, il n’y aurait pas ce présent !

— C’est vrai, avoua-t-elle à demi vaincue.

— Et c’est à cause de ce passé que vous me haïssez… car vous me haïssez, Denise !

— Non ! non ! Ambroise. Pour l’amour de Dieu, ne me faites donc pas plus mauvaise que je ne suis !

— Je veux être juste, Denise : vous me haïssez sans le vouloir peut-être ; mais vous me haïssez depuis que je viens d’entrer et de découvrir ici l’homme qui s’est emparé de votre cœur et de votre affection, l’homme qui…

— Oh ! interrompit la jeune fille en se redressant, c’est donc la jalousie qui vous mord le cœur ?

Le jeune homme ne riposta pas de suite. Il pâlit car ce mot « jalousie » sembla lui faire mal. Puis il sourit avec dédain et répliqua :

— Quel vilain mot dans votre jolie bouche, Denise ! Il est tellement vilain, que vos lèvres eurent une difficulté à l’exprimer ! Car vous savez bien que je ne suis point jaloux et ne saurais l’être, puisque ce sentiment lui-même me répugne ! Je ne voudrais m’abaisser à tel point que d’être jaloux d’un bien qui ne m’appartient pas. Il est vrai qu’un jour j’ai cru tenir ce bien, mais il m’a échappé pour passer aux mains d’un autre. Si vous voulez être juste, dites que j’en éprouvai un grand regret, mais non de la jalousie. Vous parlez, au surplus, à rebours de votre pensée, et, ayant contre moi quelque animosité que je ne crois pas avoir méritée, vous me lancez un outrage pour décharger votre cœur. Accusez-moi, si vous voulez, de tous les défauts, de tous les vices, mais non pas d’être jaloux ! Vous souvenez-vous, Denise, de cette exquise soirée que nous passâmes à Montréal, l’an dernier, alors que vous me fîtes la promesse d’être à moi, comme je vous promis la même chose ?…

Ici, le jeune homme parlait avec un accent si doux que, très émue malgré elle, Denise chancela ; et, par crainte de tomber sous le coup de l’émotion, elle s’assit.

— À ce propos, Denise, poursuivit le jeune homme, rappelez-vous mes paroles : — « Ma chère amie, je vous aime bien, mais si votre cœur n’était pas tout à fait libre, je ne voudrais pas le prendre, et je préférerais vivre avec le regret d’un beau rêve évanoui que de savoir ma femme vivre avec le souvenir d’un autre. » — N’est-ce pas à peu près les paroles que je vous ai dites ?