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L’ESPION DES HABITS ROUGES

— Est-ce les Anglais qui arrivent ? demanda-t-il.

— Non. Entrez, dit Nelson, j’ai besoin de vous deux.

Les deux Patriotes entrèrent dans l’auberge.

Nelson leur désigna le prisonnier et dit :

— Conduisez cet homme chez moi, et veillez sur lui. Écartez impitoyablement tous ceux qui seraient tentés de lui faire un mauvais parti, car je désire le faire sortir de son mutisme.

Et, regardant Coupal, il ajouta assez haut pour être entendu de Latour :

— S’il s’obstine à ne pas parler, alors je le donnerai à nos Patriotes pour qu’ils s’en fassent un amusement !

Et en même temps ses lèvres esquissèrent un sourire énigmatique.

Latour, en entendant ces paroles, avait tressailli ; et, tournant rapidement la tête, il jeta sur Denise qui, à ce moment, tenait ses yeux sur lui, un regard éperdu. Mais la jeune fille lui sourit encore… Et Latour crut encore une fois comprendre ce sourire comme un espoir. Mais Coupal, du coin de l’œil, avait aussi surpris le sourire de Denise. Et au sourire énigmatique de Nelson il répondit par un sourire non moins mystérieux.

— Allons ! en route ! commanda Nelson aux deux Patriotes.

Latour se mit debout de lui-même, comme s’il eût craint d’être touché par Landry et Farfouille qui venaient de se placer de chaque côté de lui.

— Marche ! commanda encore Nelson d’une voix brève et sèche.

Landry et Farfouille saisirent chacun un bras de l’espion et l’entraînèrent.

Avant de suivre, Nelson se rapprocha de Coupal et lui dit à voix basse :

— Je devine que vous avez une affaire à régler ici… Quand vous aurez terminé cette affaire, vous viendrez chez moi.

— Bien, général ! répondit Coupal en s’inclinant.

Le docteur salua poliment Denise qui demeurait tremblante sur le seuil de la porte de la cuisine, et quitta l’auberge.

Des clameurs s’élevèrent dehors à l’apparition du prisonnier escorté de Landry et Farfouille Lacasse. Des cris de menace se joignirent aux clameurs.

— Soyez tranquilles, mes amis, dit Nelson, justice sera faite en temps et lieu !

La foule des villageois et Patriotes s’apaisa subitement et elle se mit à suivre en grondant le prisonnier et ses deux garde-du-corps vers la demeure du docteur qui se trouvait à l’extrémité opposée du village non loin de la distillerie de Nelson.

L’instant d’après, les abords de l’auberge demeuraient solitaires. Dans la grande salle deux personnages s’observaient d’un regard défiant, et parfois on aurait dit deux ennemis qui allaient se jeter l’un sur l’autre. Ils demeuraient silencieux.

De la cuisine arrivait le bruit des allées et venues de Dame Rémillard qui préparait le repas du matin.


III

LES BLESSURES DU CŒUR


Et trois minutes s’étaient écoulées depuis le départ de Nelson, que Denise et Ambroise Coupal se regardaient encore : deux volontés redoutables se dressaient face à face, deux énergies également tenaces se défiaient !

La nature humaine a de curieux caprices : souvent elle désunit ceux qui sont faits pour s’aimer et s’unir ! Ou bien, elle donne à une bête de proie une victime sans défense, elle unira la vertu au vice, elle accouplera deux fauves qui s’entre-dévoreront ! À un homme généreux elle présentera une femme mesquine et rapace ; à une douce et passive épouse elle offrira un mari brutal ! À l’un le philtre d’amour qu’elle verse est un baume, à l’autre il est un poison ! De l’homme fait à l’image de Dieu elle en tire un démon, un monstre, comme elle transformera la suave vierge-enfant en une mégère acariâtre, une virago sans entrailles, une diablesse hideuse !

Mais de ce jeune homme farouche au regard loyal, et de cette jeune fille dont on devinait la générosité du cœur, la nature, cette fois plus humaine, n’avait fait ni un monstre ni une diablesse : tous deux avaient bu à la même coupe le miel si doux de l’amour, mais un démon était survenu qui avait jeté du poison dans la coupe. Ce poison, depuis, leur avait été funeste, et le lien qui entre eux achevait de se tisser s’était tout à coup tendu, puis il s’était effiloché au point qu’on le croyait brisé à tout jamais.

Et plus ces deux beaux enfants se regar-