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L’ESPION DES HABITS ROUGES

Un front haut et très bombé, des yeux d’un bleu profond pleins de loyauté et de franchise, un nez aquilin, une bouche grande, un menton carré qui annonçait la résolution. Sous un feutre à larges bords qu’il venait d’enlever apparaissaient des cheveux châtains, épais et bouclés. Son visage maigre et un peu blême avait quelque chose d’audacieux et de farouche à la fois, et la rudesse de l’allure était souvent atténuée par un large sourire des lèvres. Sous la capote grise que serrait autour des reins une ceinture de cuir on devinait une taille mince et souple. Si de visage ce jeune homme n’était pas beau, il se dégageait de sa physionomie en général quelque chose de viril et d’ardent qui impressionnait. En voyant paraître Ambroise Coupal on avait de suite cette pensée : « Tiens, voici un homme ! »… Par l’accent de la voix, la démarche brusque, ce jeune homme ressemblait un peu à Nelson.

— Bonjour, docteur ! proféra-t-il en entrant.

Nelson lui tendit vivement la main.

— Enchanté de vous voir, mon cher Coupal. Vous qui étudiez à Montréal, et qui y avez certaines relations un peu partout, vous devez connaître ce jeune monsieur.

Il indiquait le prisonnier qui, à ce moment, lorgnait Coupal avec un certain mépris.

Ce dernier jeta sur Latour un regard non moins méprisant et répondit :

— Je connais l’homme, docteur !

— Il se nomme André Latour, n’est-ce pas ?

— Oui, un canadien français comme moi !

— Mais non, pas comme vous ! sourit Nelson.

— C’est vrai, docteur, pas comme nous ! Un canadien…

Coupal s’interrompit net en voyant paraître dans la porte de la cuisine Denise Rémillard, toujours pâle et chancelante. Ainsi vêtue de blanc, elle apparaissait comme un fantôme. Elle s’appuya au cadre de la porte, comme si elle avait eu peur de tomber. Coupal la regarda avec surprise. Il vit un feu ardent dévorer ses regards… ses regards qui se posaient sur lui avec une sorte de haine et de défi. À leur tour, les yeux du jeune homme s’enflammèrent et les deux regards s’entre-choquèrent, et Nelson qui les observait eut l’illusion de deux fers rougis qui se heurtent, puis étincellent. Et les deux regards se soutinrent ainsi l’un et l’autre durant une longue minute, sans qu’une seule parole tombât des lèvres serrées.

Nelson les regarda tous deux avec surprise et admiration, car il les connaissait bien ces deux enfants canadiens, deux des plus beaux spécimens de la race. Ce qui le surprenait, c’était de les voir se mesurer du regard comme deux ennemis implacables, quand, à son avis, ce jeune homme et cette jeune fille auraient du être amis et unis. Que se passait-il entre eux ? Il ne le savait pas avec certitude ; mais il avait le sentiment qu’un drame d’amour se déroulait depuis un certain temps, drame en lequel lui et elle étaient peut-être les principaux acteurs.

La première, Denise baissa les yeux, et une fugitive rougeur empourpra son front.

Alors Ambroise Coupal sourit en reportant ses regards sur le docteur.

Le prisonnier, qui tournait le dos à la porte de la cuisine et continuait de regarder le foyer, ne vit rien de cette scène.

Coupal prit le docteur à l’écart et lui dit à mi-voix :

— Docteur, pour en revenir à ce Latour, je peux vous dire qu’il est lieutenant aux volontaires de Colborne à Montréal. Je le crois mon ennemi, mais à cet égard je fais taire mes sentiments ; mais c’est aussi un ennemi de notre nationalité, car c’est un renégat, et il est surtout un ennemi des Patriotes. Cela suffit pour vous convaincre que cet homme est dangereux.

— Je suis tout à fait convaincu, mon cher Coupal, car j’ai deviné les desseins de l’homme bien qu’il ait refusé de répondre à mes questions. Mais comme je désire être renseigné sur le mouvement des troupes du gouvernement je saurai bien lui tirer les mots qu’il s’entête à garder pour lui seul.

Nelson laissa Coupal et marcha à la porte qu’il ouvrit. « Landry… Farfouille ! appela-t-il ».

— Présent, mon général ! répondit Farfouille Lacasse qui était posté près de la porte comme une sentinelle.

— J’vous entends, général ! cria la voix aigre de Landry qui demeurait en faction à la porte d’arrière de l’auberge.

— À l’ordre ! commanda Nelson.

Landry accourut en sautillant, la pipe toujours fumante aux dents.