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L’ESPION DES HABITS ROUGES

équivoque qui prêtait à la malveillance et à l’improbité des ennemis de la race canadienne. Les Quatre-vingt-douze résolutions avaient donc pour but de corriger ces traités et de définir clairement la position des Canadiens français dans le pays.

Ces Quatre-vingt-douze résolutions arrivaient d’autant plus à point que les représentants canadiens ne jouissaient plus de leurs prérogatives à la Chambre d’assemblée, et la mollesse et l’inactivité de leur part auraient pu leur être fatales, et d’autant plus, encore, qu’ils avaient le sentiment d’une catastrophe irrémédiable pour leurs compatriotes, qui avaient, à ce moment, beaucoup à se plaindre de l’administration de la justice. Que les députés canadiens eussent retraité devant les empiétements du Conseil Législatif, le recul eût été funeste pour la race entière qui aurait perdu le fruit de soixante-quinze années de luttes âpres, et du coup ce qui lui restait de libertés eût été complètement anéanti.

Les courageux représentants du peuple avaient prévu ce malheur, et, au point où en étaient les choses, un coup d’audace était nécessaire, puis une digne et ferme attitude pouvaient parer à un désastre. Les Quatre-vingt-douze résolutions furent donc un défi, et un défi si redoutable que pour la première fois il fit penser aux administrateurs anglais que cette race d’origine française n’était nullement quantité négligeable. Mais un tel défi devait nécessairement être relevé : il le fut, puis on l’interpréta ensuite d’une manière injuste. En effet, quoique ce défi n’eût été lancé qu’aux représentants de l’Angleterre, ceux-ci, fort malhonnêtes, proclamèrent que le défi était jeté à la face d’un grand peuple et d’un grand pays. On voulu considérer le geste des représentants canadiens comme un acte d’insubordination et l’on fulmina contre eux, si bien que la Chambre d’assemblée fut dissoute et les députés canadiens chassés comme des valets qui ont manqué de courtoisie à leur maître.

Que devait-il arriver ? Ou plutôt à quoi devait aboutir l’échange de dards acérés et virulents ?

Car ce n’était plus un antagonisme parlementaire qui divisait les représentants de la race canadienne et ceux de la race anglaise, c’était la haine ! D’un côté un fanatisme arrogant, de l’autre une fierté hautaine et inébranlable. À lui seul un Papineau, l’œil étincelant, la lèvre dédaigneuse, défiait, bras croisés, le lion britannique. C’était beau, mais c’était terrible aussi ! Et le feu était trop proche de la poudrière pour tenter d’empêcher l’explosion. D’ailleurs, sur ce feu qui courait rapidement dans les broussailles longtemps accumulées les chefs de la Bureaucratie jetaient de l’huile. À tous les jours le peuple canadien était insolemment provoqué, injurié. Ces descendants des pionniers français prévoyaient que, s’ils n’offraient aucune résistance, ou même s’ils ne ripostaient pas à la provocation, leur nationalité serait bientôt menacée d’anéantissement. Ils savaient que non seulement leurs biens matériels étaient en jeu, mais aussi leurs coutumes, leurs croyances, leur langue. Car que de fois on leur avait dit qu’ils pratiquaient une « religion abêtissante », qu’ils parlaient une « langue impure » ! Combien de fois des voix anglaises, acides et fielleuses, avaient crié aux députés canadiens de cesser de parler dans une langue qui « brisait les oreilles » ! Devant de telles insolences ces représentants qui appartenaient à une race de cœur, relevèrent le front et retournèrent l’outrage à la face de ceux qui l’avaient lancé. C’était l’explosion…

Qu’importe ! ces hommes de grand courage ne pouvaient faiblir même devant les pires convulsions ! La lutte était engagée, ils ne pouvaient déserter ! Il fallait aller jusqu’au bout, ou vaincre ou mourir sur le champ de bataille !

Mais cette bataille n’était pas livrée contre l’Angleterre et son peuple. La nationalité canadienne et ses représentants n’en voulaient nullement à l’Angleterre qu’ils reconnaissaient comme maîtresse du pays. À la libre Angleterre ils avaient demandé des libertés de justice, et la libre Angleterre avait bien voulu faire droit à cette demande. Mais ce que l’Angleterre avait accordé de libertés aux habitants de langue française, les représentants de l’Angleterre au Canada avaient voulu, eux, reprendre au nom de l’Angleterre ces mêmes libertés. Ce fut donc entre ces représentants anglais et ceux qui les appuyaient et entre les représentants canadiens et le peuple dont ils défendraient les intérêts que la lutte s’engagea.

Les réclamations des représentants canadiens étaient si justes et si légitimes, qu’un grand nombre d’habitants de langue an-