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L’ESPION DES HABITS ROUGES

dans leurs affaires et leurs foyers, croyant fermement que ce pays était le leur puisqu’il était l’œuvre de leurs aïeux, assurés qu’ils avaient droit aux libertés dont ils avaient toujours eu la jouissance, ne demandaient que la paix, la tranquillité et le respect qu’on doit à tout homme digne de ce nom et à toute race fière de son origine !

Alors, un silence relatif s’établit et presque toutes les figures se tournèrent du côté du prisonnier et de Farfouille Lacasse.

— Eh ben ? interrogea ce dernier.

— Je pense, dit un des Patriotes, qu’il faudrait lui faire son affaire.

— Moi, dit un autre, j’serais d’avis qu’on attende le docteur !

— Et moi, qu’il faudrait tout au moins savoir ce que dirait Ambroise Coupal !

— Et moi, cria Landry, j’dis que le docteur lui ferait lui-même son affaire ! Et j’dis encore que Coupal lui passerait son sabre au travers du ventre à cet espion-là !

— Oui, dit Farfouille, je pense ça aussi. Mais l’embêtant, c’est que le docteur n’y est pas ni Ambroise Coupal !

— C’est pourquoi, reprit Landry, j’dis qu’on n’a pas le temps d’attendre ! Qui est-ce qui nous dit que les Rouges viendront pas tout d’un coup nous cracher dans la figure !

— T’as raison, Landry ! cria une voix forte. Moi je vote mort à l’espion !

Cette fois un cri général s’éleva en une condamnation presque unanime :

— Mort à l’espion !

Et cette fois le prisonnier se troubla et pâlit.

Mais Dame Rémillard se précipita dans le demi-cercle où se trouvaient le prisonnier et Farfouille.

— Faut pas lui faire de mal ! cria la brave femme en élevant ses mains au plafond. Faut pas rien lui faire ajouta-t-elle, avant que le docteur ait dit son mot !

Mais une des femmes riposta sur un ton aigre :

— Mame Rémillard, si on lui fait pas de mal à cet espion-là, il pourrait bien nous en faire lui ! Faut pas attendre les coups, vaut bien mieux les prévenir !

Ces paroles furent accueillies avec enthousiasme.

— Oui, reprit une autre femme, si on se débarrasse pas de cet espion, il pourra s’esquiver, puis revenir avec une armée de Rouges !

Le chahut reprenait de plus belle. Landry demanda le calme et le silence.

— Mes amis, dit-il, j’vas vous dire ce qu’on devrait faire… son procès de suite ! Je lui demanderais : es-tu un espion ou non ?… S’il dit oui, cri cra, crac ! on lui décharge trois fusils dans les entrailles-et-bénies ! S’il dit non… eh ben ! faudra attendre le docteur ou ben Coupal !

— Bravo, Landry ! exclama Farfouille en frappant le plancher de la crosse de son fusil. Eh ben ! les amis, est-ce que vous dites bravo aussi ?

— Oui, oui… cria toute la salle exaltée, et c’est Farfouille qui fera crac avec son fusil !

— Moi ! se mit à rire le jeune chasseur, je vous crois ! Tenez ! vous allez voir ça comment on fait crac !

Aussitôt il fit un saut en l’air et se mit à faire tourner son fusil au bout de ses doigts.

Toute l’assemblée poussa un cri d’étonnement et d’effroi, et tout le monde recula devant le fusil qui tournait avec une rapidité effroyable. Farfouille, l’œil bleu rivé sur le fusil, souriait. Landry dansait une gigue sur la table en poussant des cris perçants. Et cette fois le prisonnier regardait Farfouille Lacasse avec stupeur et admiration. Puis ce dernier lança le fusil en l’air. L’arme heurta violemment le plafond et redescendit avec la vitesse d’une balle…

Un « Ho » ! d’effroi partit sur les lèvres pâles des braves villageoises.

Mais Farfouille venait de rattraper son fusil, et de suite il faisait un nouveau saut et criait en imitant certain officier anglais qu’il avait déjà entendu :

Attention !… Ready !… Fire !…

Comme il ne savait pas un mot d’anglais, il prononçait « Attenshune. »

Puis, ayant dit, il porta la crosse de son fusil à l’épaule et mit en joue quelques flacons de Dame Rémillard posés sur une tablette derrière le comptoir. Mais la tenancière s’élança en avant et d’une main hardie saisit le canon du fusil, clamant :

— Arrête ! Arrête ! Farfouille… ne casse pas mes bouteilles !

— Ah ! ah ! ah ! se mit à rire Farfouille en abaissant le canon de son fusil, vous avez ben fait Mame Rémillard de mettre la main sur mon fusil, parce que sans ça… Oui, je lui mettrais toute la charge dedans comme