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L’ESPION DES HABITS ROUGES

me sacrer une claque parce que je dormais mieux le matin que le soir…

D’un geste brusque il enleva tout à fait le chapeau du prisonnier, puis exécuta un bond en arrière, exclamant :

— Ah ! batèche… j’avais ben mal vu… c’est un espion !

On se mit à rire à la ronde.

Mais une voix nasillarde clama :

— Un espion !… Un espion !… Ah ben ! à bas l’espion… à bas l’espion !

— Tais-toi donc, Landry ! commanda Dame Rémillard en perdant son sourire et en fronçant ses sourcils noirs !

Tout le monde se retourna, et tous les regards virent debout sur une table le petit bonhomme qui avait l’instant d’avant crié à Farfouille Lacasse de regarder le nez du prisonnier. Oui, c’était un petit homme, maigre, la figure longue et très brunie par le hâle, la pipe aux dents et fumant à grosses bouffées, un bonnet de laine rouge vif planté sur l’oreille gauche, et les deux mains dans les poches de sa capote grise. Ses jambes fines et fortement cagneuses étaient serrées dans les jambières de bottes sauvages, et dans cette pose il avait une mine si drolatique qu’on se mit à rire de nouveau.

— Faut pas rire ! s’écria la tenancière en jetant un regard courroucé au petit homme ; ça va l’encourager !

— Moi, Mame Rémillard, j’ris pas, répliqua Landry avec un grand sérieux… c’est eux autres qui rient ! Moi, j’dis seulement : à bas l’espion !

— C’est vrai, Mame Rémillard, renchérit Farfouille Lacasse, c’est un espion, et vous savez qu’un espion c’est dangereux ! Ça se fourre le nez partout, ça vous guette si ben que vous êtes pas capable de lever le couvercle de la casserole sans qu’on voie ce qu’il y a dedans ! Vous pouvez pas fermer les yeux une seconde, parce que si vous fermez les yeux ça peut vous donner un coup dans l’estomac, ou ben dans l’ventre. Non, faut pas se fier à un espion ! Si vous parlez, ça vous écoute ; si vous vous grattez, ça vous entend ; si vous reluquez quelque part, ça reluque aussi ; et même si vous pensez à quelque chose, ça devine ce que vous pensez ! Eh ben ! ma grande foi du bon Guieu ! cet espion-là est pas dans nos parages rien que pour se promener, il a dû sentir quelque chose, et je serais pas étonné qu’il ait joué quelque tour aux Patriotes ! Donc, moi, Mame Rémillard, que ça vous fâche ou que ça vous fâche pas, j’dis comme Landry : À bas l’espion !

Landry poussa un cri de joie, un cri si aigu qu’il faillit briser les tympans des villageois, et il se mit à sauter une gigue sur la table.

Les villageois et les villageoises, dont l’esprit, était quelque peu échauffé par l’eau-de-vie et le vin, se mirent à rire encore, puis à murmurer, à chuchoter… Et tout à coup plusieurs voix crièrent :

— À bas l’espion !

— Moi, je propose qu’on lui mette une corde au cou ! clama Landry.

— Eh bien ! vous autres, demanda Farfouille Lacasse qui, debout, droit comme un pin, haut de taille, se tenait devant le prisonnier, les deux mains appuyées sur le canon de son fusil et face aux villageois… Eh bien ! vous autres, dit-il, qu’est-ce que vous en dites ? Est-ce qu’on va le pendre, ou si on ne le pendra pas ?

L’exaltation augmentait. D’autres Patriotes et villageois pénétraient dans l’auberge à tout instant et venaient grossir la réunion. Maintenant les femmes se mêlaient aux hommes, et çà et là on formait des groupes agités, discutant à voix basse ou haute, faisant des gestes qu’on pouvait interpréter assez facilement, car ces gestes étaient menaçants, car les regards froncés se posaient souvent avec colère sur le prisonnier. Des hommes et des femmes allaient de groupe en groupe, interrogeant :

— Eh bien ! qu’est-ce qu’on va décider ?

Les uns déclaraient qu’ils étaient pour une exécution sommaire ; d’autres, plus indécis, hochaient dubitativement la tête. Mais tous fumaient avec acharnement, comme s’ils eussent attendu du fond de leur pipe l’inspiration qui leur manquait. La salle s’assombrissait dans une fumée grisâtre au travers de laquelle la lampe n’apparaissait plus que comme un point rouge, ou comme un tison qui s’éteint. Les physionomies devenaient de plus en plus indistinctes dans cette boucane que les allées et venues des villageois déchiraient, mais qui se reformait de suite, telle la vague coupée par la proue d’une navire se rejoint peu après et se ressoude. Les voix se haussaient et se confondaient, les paroles se heurtaient en résonances diverses, de sorte qu’on ne pouvait plus bien saisir ce qui se disait. Au reste, ceux qui se par-