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L’AVEUGLE DE SAIT-EUSTACHE

ration, et avec un sourire tranquille répondit :

— Non, Olive, je ne fuirai pas !

— Pourquoi ?

— Je ne fuirai pas sans vous !

— Sans moi !… Mais on va vous tuer !

— Qu’importe… si je meurs avec vous !

— Quoi ! vous ne m’exécrez donc pas ?

— Moi Olive !… ne sentez-vous donc pas comme je vous aime… comme je vous ai sans cesse aimée !

Un rayon de joie éperdue brilla dans les yeux noirs de la jeune fille…

Durant ce court colloque Félix avait commandé à deux de ses soldats :

— Il faut vous emparer de ma sœur à tout prix. Prenez-la par surprise… par derrière… comme vous pourrez. Je veux la vie de cet homme, et je l’aurai !

À cette minute même une voix dans la troupe disait :

— Qui donc vient de ce côté ?

Tous les regards suivirent le geste du soldat qui venait de parler, et tous les regards virent sur le chemin un grand et mince vieillard s’avancer d’un pas rapide.

Tête nue, les cheveux au vent, l’homme venait avec en ses mains une énorme barre de fer. Des voix prononcèrent avec étonnement :

— L’Aveugle !

Un frémissement parcourut la troupe.

C’était bien l’aveugle, le père Marin, l’ancien forgeron qui venait ainsi.

Il s’arrêta à dix pas des premiers soldats.

Félix Bourgeois l’interpella :

— Que venez-vous faire ici, père Marin ?

Au son de cette voix qu’il reconnaissait bien, l’aveugle redressa davantage sa haute taille et répondit d’une voix sourde :

— Je viens venger mes enfants et mon pays !

Les soldats s’entre-regardèrent étonnés, craintifs.

— Vous êtes fou, père Marin, ricana Félix ; allez-vous-en !

— Je m’en irai après… riposta l’aveugle.

Il leva sa barre de fer et reprit sa marche vers la troupe ébahie.

— Feu ! hurla Félix.

Vingt coups de feu retentirent. Dans la fumée blanche de la poudre l’aveugle continuait d’avancer, menaçant, terrible, brandissant sa barre de fer.

Une épouvante mystérieuse s’empara des soldats.

— Feu encore ! vociféra Félix.

Au lieu d’obéir, les soldats reculèrent, s’écartèrent devant la barre de fer qui commençait son œuvre de vengeance. Ceux des habits rouges qui ne purent s’écarter assez vite tombèrent sous les coups redoutables de l’arme vengeresse.

Alors, Félix poussa un rugissement de rage, il bondit, se rua, le sabre à la main, et de toute sa force il frappa de ce sabre la tête de l’aveugle.

Étourdi par le dur choc, le père Marin échappa sa barre de fer, chancela, tomba.

Félix fit entendre un cri de joie sauvage. Avec un air triomphant il se tourna vers ses soldats, vers sa sœur. Mais Jackson était là encore… Jackson qu’Olive retenait à grand-peine… Jackson qui voulait punir le crime odieux de Félix Bourgeois. Et lui, enivré par sa haine, enivré par le sang déjà versé, enivré par le carnage, cria :

— Soldats ! à cet homme maintenant ! Et si ma sœur ne s’écarte pas… eh bien !…

Il allait donner l’ordre d’exécuter sa sœur… Cet ordre s’étouffa dans sa gorge : car alors il se passa une chose inouïe.

L’aveugle s’était relevé tout à coup… il s’était relevé avec sa barre de fer aux mains. Puis, rapide comme la foudre, et comme s’il eût été guidé par une main surnaturelle, il avait asséné un coup… un rude coup sur la tête du capitaine.

Et, cadavre, il avait roulé sur le cadavre de son ennemi.

L’aveugle avait vengé ses enfants… il avait vengé sa Patrie !

 

Et pendant que les Rouges demeurent épouvantés devant la vision sanglante de ce drame, au loin, un coursier lancé au galop emporte, dans les bras l’un de l’autre, vers l’amour, vers le bonheur, Olive Bourgeois et Andrew Jackson.

FIN