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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

— Cette vengeance, tu la pousses jusqu’à la monstruosité. C’est assez… c’est trop ! Arrête-toi… arrête ces bandits ! La voix basse, ardente d’Olive, frémissait.

— Tu le veux ?

— Je l’exige… je l’ordonne !

Félix se mit à rire.

— Soit, répondit-il, je suis satisfait maintenant. Mais de celui-ci, Olive, que vais-je faire ? Avec un rictus haineux il désignait Jackson que trois soldats surveillaient.

Olive vit l’Américain et pâlit.

Vivement elle se pencha vers son frère, et, d’une voix plus basse et sur un ton plus impérieux, commanda :

— Laisse-le s’en aller !

La voix de la jeune fille tremblait, ses regards enflammés laissaient échapper des lueurs étranges, son souffle était court, son sein palpitait. Sa main nerveuse serrait avec une force inouïe le bras droit de Félix. Elle répéta :

— Oui, laisse-le s’en aller celui-là !

Félix considérait sa sœur avec ahurissement.

— Es-tu folle, Olive ?… ta vengeance…

— Je te dis que nous sommes assez vengés. Ordonne à ces hommes de le lâcher !

— Sur les autres, oui… mais lui ?

— Moi, j’y renonce à ma vengeance ; fais comme moi !

— As-tu oublié la nuit dernière ? Oublies-tu sitôt le cadavre de notre père ?

— Ce n’est pas lui qui l’a tué ? plaida Olive avec ardeur.

— Comment le sais-tu ?

— Mon cœur me le dit.

— Ton cœur ?…

— Oui… sa voix est sûre… Je l’entends… Ce n’est pas Jackson qui a tué notre père ! Dis-lui, Félix, qu’il est libre !

— Pourtant, Olive, je lui en veux de m’avoir tenu au bout de son pistolet. S’il n’a pas tué mon père il a voulu me tuer.

— Non… puisqu’il t’a laissé aller en liberté.

— Autre chose, Olive : c’est un rebelle !

— Il est Américain… tu n’as aucun droit sur lui !

— Il m’a menacé tout à l’heure encore… il allait m’assassiner… je me défends !

— Il est sans armes…

— Je l’ai fait désarmer…

— Laisse-le partir, Félix, je le veux ! insista Olive d’un souffle plus court.

— Non, Olive… Tu es folle, je te le répète.

— J’ai toute ma raison…

— Il me tuera plus tard pour se venger !

— Je l’empêcherai de te tuer, Félix. Laisse-le s’enfuir !

Devant l’insistance de sa sœur, Félix s’emporta :

— Olive, je suis ici le chef. Cet homme… ce rebelle, tu entends ? va mourir !

— Pas tant que je vivrai, Félix !

Le regard calme de la jeune fille défait le regard sanglant de son frère.

Félix fut saisi d’une fureur subite. Il repoussa rudement Olive, fit un geste à sa troupe et commanda d’une voix forte :

— Soldats, exécutez cet homme !

— Non… non… arrêtez ! clama Olive. Je vous défends, moi, de commettre ce nouvel assassinat !

Stupéfaits, les soldats hésitèrent l’arme à l’épaule.

Jackson, très pâle, regardait Olive avec une intense curiosité.

Agitée, livide, la jeune fille s’était placée devant le canon des fusils.

— Retire-toi, Olive ! commanda Félix.

— Non, barbare… tue ta sœur !

Elle reculait lentement vers Jackson le couvrant de son corps.

Félix rugit et cria :

— Soit… tirez, soldats !… Non, non, arrêtez !… Pour Dieu… ne tirez pas !

Il s’élança pour tenter d’éloigner sa sœur.

Olive l’arrêta par un geste énergique, farouche. Un pistolet apparaissait dans sa main droite… elle tenait l’arme menaçante braquée sur son frère.

Le jeune capitaine fit entendre une exclamation de rage.

Un silence terrible s’établit.

Olive était près de Jackson.

— Mademoiselle, murmura l’Américain d’une voix émue, pourquoi voulez-vous me sauver ?

— Tu le demandes, Andrew… l’accent de la jeune fille n’était qu’un balbutiement difficilement échappé de son sein en tumulte.

— Oui, pourquoi, Olive ?

Elle ébaucha un sourire mélancolique et répondit d’une voix éteinte :

— Parce que… je t’aime… et parce que je vais mourir !

— Mourir pour moi ?…

— Oui…

— Pourtant… vous me haïssez ?

— Non, non… je t’aimais tout le temps…

Par un mouvement brusque elle écarta les trois soldats, se pencha rapidement à l’oreille de l’Américain et murmura :

— Montez sur mon cheval et partez !… je protégerai votre fuite !

Jackson regarda la jeune fille avec admi-