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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

elle veut se venger de ce dédain… Mais passons.

Donc Olive Bourgeois galopait à travers ce temps de tempête. Comme elle approchait du village de Saint-Benoît, elle aperçut une troupe de cavaliers s’arrêter au croisement de deux routes. Inquiète, et voulant éviter cette rencontre nocturne, Olive dirigea sa monture derrière des buissons bordant la route. Elle pouvait là, dissimuler facilement sa présence.

La troupe s’était arrêtée un moment comme pour s’assurer de son chemin. Olive saisit un murmure de voix, puis elle vit les cavaliers prendre la direction du village de Saint-Benoît et passer bientôt à trois pas d’elle. À cette minute, l’un des cavaliers lança un éclat de rire sonore aussitôt emporté par le vent. Mais cet éclat de rire fit tressaillir Olive : la jeune fille avait cru reconnaître la voix de son frère. Oui, cela lui avait paru le rire de Félix.

Elle lança aussitôt son cheval à la suite des cavaliers et jeta le nom de son frère. Ce fut plutôt un cri, un appel vague… la troupe s’arrêta. L’un des cavaliers rebroussa chemin et s’avança à la rencontre de la jeune fille, demandant d’une voix un peu moqueuse :

— Hé ! mon bel ami, est-ce après nous que tu cours ainsi ?

— Félix ! prononça Olive.

Stupéfait, le cavalier s’écria :

— Est-ce vraiment toi, Olive, que je trouve sur cette route, dans cette tempête ?

— J’allais te rejoindre à Montréal… expliqua Olive.

Les sept ou huit cavaliers, qui composaient la petite troupe, venaient d’entourer, très curieux, le frère et la sœur. Félix leur dit :

— Messieurs, voici ma sœur, Olive, qui s’en venait me voir à Montréal.

Les cavaliers s’inclinèrent poliment et s’écartèrent un peu par discrétion.

Alors, Olive demanda :

— Tu as donc sitôt quitté Montréal ?

— C’est vrai. Et j’ai le plaisir de t’apprendre qu’on m’a donné un régiment à commander ; je suis capitaine. Vu ma connaissance du pays, le général Colborne m’a confié une mission d’importance.

— Je te félicite Félix.

— Aussi, reprit le jeune homme avec un geste de fatuité et un accent haineux, tu peux être assurée que je ne négligerai rien pour venger les outrages qu’on nous a faits. J’ai juré qu’il ne resterait pas une pierre de Saint-Eustache, et tu verras que je saurai tenir mon serment.

— Bien, dit Olive, j’aime t’entendre ainsi parler : tu te vengeras et tu nous vengeras tous. Très bien. Mais songe aussi que j’ai également une vengeance à assouvir, une vengeance personnelle, une vengeance que je ne peux laisser en d’autres mains que les miennes !

— Tu veux parler de l’Américain Jackson ? Sois tranquille, ma sœur, celui-là ne sera pas plus épargné que les autres.

— Tu ne me comprends pas, Félix. Ma vengeance n’est pas de celle que tu prépares. Ne te rappelles-tu pas ce que nous avions convenu avant ton départ pour Montréal ?

— Tu veux parler de Louisette ?

— D’elle-même. À la minute où je te parle, Louisette est en mon pouvoir.

— Ah ! ah ! tu l’as reprise à Jackson ?

— Oui… et c’est par cette fille qu’il aime que je veux le frapper ! Tu me comprends ?

— Et je t’approuve.

— En ce cas, je compte toujours sur toi pour m’aider dans l’achèvement de ma vengeance.

Un sourire mauvais courut sur les lèvres de Félix.

— Où est Louisette ? demanda-t-il.

Olive le mit au courant des événements de la soirée. Elle termina ainsi :

— Je redoute que Jackson tombe sur notre piste, et il serait urgent qu’elle disparût du pays le plus tôt possible. Ne pourrais-tu l’emmener à Montréal ?

— Pas de suite. Mais je connais à Saint-Benoît une femme à laquelle je pourrais la confier pour quelques jours.

— Tu veux parler de la vieille Dupart ?

— Elle-même. Ta petite Louisette aura là une maman qui aura pour elle les attentions les plus délicates.

Et en même temps que ces paroles Félix fit entendre un rire sardonique.

Olive ne put s’empêcher de frémir.

Mais elle se rappela toutes les souffrances de sa jalousie, tous les tourments que lui causait l’amour qu’elle croyait tissé entre Louisette et Jackson, et elle se rappela aussi toute la haine qu’elle éprouvait pour l’Américain. Elle se raidit contre les sentiments de pitié qui cherchaient à pénétrer dans son cœur. Elle dit à Félix sur un ton farouche :

— Alors, viens avec moi, puisque l’heure de la vengeance a sonné ! Viens, Félix, car j’ai hâte que mon cœur soit dégonflé de toute cette haine qui l’étouffe.

— Si tu veux patienter une minute, Olive, je vais me consulter avec mes amis.

— Soit, je t’attends.

Cinq minutes plus tard, Olive, Félix et deux de ses compagnons partaient pour la