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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

Puis, Dupont découvrit un crâne fendu et des cheveux mêlés dans un caillot de sang.

— Diable ! diable ! fit-il avec une sorte de surprise inquiète, serait-ce le vieux qui t’a fait ça par hasard ?

— Non… répondit faiblement La Vrille.

— Non… répéta Le Frisé avec étonnement. Ce n’est pas le diable toujours ?

— Peut-être ! répondit La Vrille avec un pâle sourire.

— Ah bah !

— Écoutez. Je tenais le vieux — nous étions seuls ici — et je l’étranglais… quand tout à coup il m’est tombé comme un coup de masse sur l’ossipute ; ça m’a simplement dégringolé !

— J’te crois bien, pauvre Vrille, on te l’a abîmé par mal ton ossipute !

— Mais le vieux, lui ? interrogea Dupont en indiquant le corps du sieur Siméon Bourgeois.

— Lui ? répliqua La Vrille avec un sourire candide, je pense bien que je l’ai endormi pour un temps !

Alors, Le Frisé, qui s’était penché sur le corps du vieillard, se releva et dit en blêmissant :

— Mille diables ! ma vieille Vrille, j’ai ben peur que tu l’aies endormi pour tout de bon !…

— Eh ben ? fit La Vrille.

— Le vieux est mort !

— Hein !… mort !…

Malgré sa douleur, sa faiblesse, La Vrille se dressa debout et demeura frappé d’épouvante devant le cadavre du sieur Siméon Bourgeois !


XX

RENCONTRES


Dans la neige et le vent Olive galopait, contente de l’œuvre accomplie, fière de sa haine satisfaite. Louisette était définitivement en son pouvoir, et bientôt elle allait savourer le fruit si enivrant de sa vengeance en jetant la chair vierge de cette jeune fille en pâture aux loups de la société. Cette vision fascinait Olive, son cœur trépignait d’une joie âpre, farouche.

Quelle étrange fille que cette Olive ! Quelle volte-face si soudaine surgissait du fonds de cette âme mystérieuse ! Quels revirements dans sa mentalité peut-être maladive ! De quels contraires cette nature fragile, parfois si énergique et si indomptable, se trouvait pétrie ! L’analyse la plus subtile ne parviendrait pas à défricher le formidable mélange des sentiments et des pensées de cette nature presque phénoménale. En effet, étudions-là en passant : elle aime, et elle clame qu’elle hait ! Elle n’aime pas et s’imagine qu’elle aime ! Dans le premier cas, c’est Jackson ; dans le second, c’est Guillemain. Et elle est jalouse : de l’un, de l’autre, de tout ! Elle se dit outragée, et elle jure de se venger. Oh ! la vengeance… comme elle l’appelle, comme elle la conjure, comme elle est prête à l’accepter sous quelque forme qu’elle se présente ! Elle sent qu’elle ne reculera devant rien ! Le crime le plus monstrueux ne la fait pas frémir… elle veut se venger coûte que coûte ! Et pourtant, quand l’heure est venue, elle hésite, elle recule… Elle a vu Louisette presque sous la griffe et la dent de Thomas, elle a deviné les désirs mauvais du satyre, et la vengeance était là tout à sa portée ! Pourtant cette divination l’a épouvantée ; ces désirs de Thomas l’ont horrifiée ! Oui, au prix de sa propre vie, elle aurait empêché que la main sacrilège du monstre humain ne se posât sur Louisette, cette pure enfant. Elle l’a arrachée des mains de l’affreux vilain, pour empêcher une profanation ! Et maintenant, cette action généreuse accomplie, Olive vit toujours de l’espoir d’une vengeance, et cette vengeance a la même forme que celle devant laquelle elle a eu peur ! À cette heure, Olive Bourgeois ; triomphante, songe à donner Louisette aux appétits sensuels de quelques jeunes fous que son frère, Félix, appelle ses amis ! Oui, à l’avance, Olive éprouve comme une jouissance infernale, non du mal qu’elle va faire à Louisette, mais plutôt de la blessure inguérissable qu’elle pense creuser dans le cœur de l’Américain, Jackson. Car, disons-le, plus que jamais Olive croit que Jackson est amoureux de la jolie Louisette, et plus que jamais elle veut que ce Jackson ne trouve plus, au lieu de la pure Louisette, une jeune fille avilie.

Et cette espérance était tellement avide qu’Olive ne pouvait s’empêcher de murmurer avec une joie sauvage :

— Oh !… il a préféré ma haine à mon amour… tant pis ! Je saurai bien lui prouver que je ne suis pas à dédaigner et qu’on ne me dédaigne pas impunément !

Encore une autre bizarrerie de cette fille ! Pour faire taire les voix intérieures qui l’accusent d’avoir la première, manqué à la parole donnée, elle jette tout le blâme sur celui qui, à cette heure encore peut-être, songe à lui donner tout son amour, toute son âme ! Olive a repoussé Jackson, elle l’a éloigné, elle l’a outragé ; à présent, elle accuse le jeune homme de l’avoir dédaignée, elle ! Et