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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

marteau d’enclume répondait, lent et triste :

— « Mea Culpa ! »

Jamais l’histoire du Publicain et du Pharisien ne s’était mieux appliquée : à l’humble boutique de forge, d’une part, et, de l’autre, à l’orgueilleuse maison de commerce.

 

Pénétrons dans la petite maison de la forge.

Au coin d’un large foyer, dans lequel des bûches d’érable jettent des flammes claires et pétillantes, un grand vieillard demeure immobile dans un fauteuil. D’une pipe de plâtre il tire, par moments, de fortes bouffées. Il paraît s’absorber en de vieux souvenirs.

Pas bien loin du foyer, un lit, duquel émanent des senteurs de paille fraîche, est tout propret sous la couverture d’une blancheur immaculée. Dans un angle, un peu plus loin, des rideaux légèrement entr’ouverts laissent voir un autre lit plus petit celui-là, mais tout aussi brillant de blancheur et de propreté. Puis un poêle ici, une armoire là, un buffet, une grande table rectangulaire au milieu de la pièce unique de cette petite maison, des bancs, des escabeaux. Dans l’un des angles un escalier conduit sous le toit où couchent les deux fils du forgeron. On voit aux murs des images de la Vierge. Un grand crucifix est posé sur la corniche de la cheminée, tout à côté d’une pendule qui mêle son tic-tac monotone aux pétillements des braises de l’âtre.

En pénétrant dans cette maison on respire comme un baume de paix et de bonheur.

Autour de la table trois figures se dessinent vaguement sous la clarté diffuse d’une lampe suspendue au plafond, trois figures qu’il est facile, cependant, d’observer avec justesse.

Ce sont d’abord deux grands garçons, robustes, aux épaules larges, aux mains puissantes. Tous deux mangent avec un gros appétit le morceau de lard et les pommes de terre bien fumantes qu’on vient de leur servir. Pas une parole ne s’échange ; on n’entend que le bruit des mâchoires, celui des ustensiles, et le tic-tac de l’horloge.

Face aux deux mangeurs, avec un coude bien blanc posé sur le bord de la table, et un joli menton appuyé sur une petite main potelée, on voit une jeune fille, blonde et rose, qui sourit aux deux gars.

Oui, la jeune fille regarde manger les deux beaux garçons et semble se réjouir de tout cœur d’un si bel appétit. Ah ! aussi c’est qu’ils l’ont bien gagné cet appétit ! Ce sont de rudes travailleurs, ces deux gars-là ; et s’ils ne lésinent pas à l’ouvrage, vrai de vrai, peuvent-ils lésiner à table ? Oui, la jeune fille, dans toute sa gracieuse candeur, sourit à ces deux beaux et braves lutteurs de la vie à conquérir !

Huit heures sonnent très lentement à la pendule.

L’un des gars arrête à mi-chemin une énorme bouchée de lard, regarde comme avec surprise la jeune fille, et demande :

— Est-il donc huit heures déjà ?

Elle sourit davantage et répond :

— Mais oui, vois toi-même. Elle pointe un doigt mignon vers la pendule.

— Bon, c’est vrai ; t’as raison Louisette. Et, engouffrant sa bouchée de lard, le gars ajoute, la bouche pleine :

— Tout de même j’aurais jamais pensé qu’il était si tard que ça.

— C’est pourquoi, Georges, on ne t’a pas attendu, ni toi non plus, Octave, reprit Louisette. Grand-père avait faim, explique-t-elle, et je n’ai pas voulu qu’il attende. Naturellement, je lui ai tenu compagnie.

— En bourrant ton petit ventre ? ricane Georges.

— Tu l’as dit. Tant pis si ça te froisse, ajoute-t-elle un peu moqueuse ; tu n’avais qu’à lâcher ton ouvrage.

— C’est que, vois-tu, Louisette, je voulais finir de labourer ce morceau-là. Tu sais que la gelée peut nous surprendre d’un jour à l’autre. Puis, poussant du coude son compagnon silencieux et fort occupé à mettre les bouchées doubles, il demande :

— Et toi, Octave, t’avais donc bien de l’ouvrage à soir ?

— Oui, pas mal, répond l’autre sans arrêter un instant l’action de ses mâchoires. D’abord j’avais des socs à rafraîchir pour le père Jobin. J’allais justement terminer pour le souper, quand le docteur est venu me demander de ferrer sa jument !

— Le Docteur Chénier ? interroge la jeune fille.

— Lui-même. Il paraît qu’il avait à aller aux malades du côté de Saint-Benoît. Comme sa jument boitait…

Il est interrompu par la voix du grand vieillard :

— Le Docteur t’a pas dit, Octave, qui est-ce qui est malade ?

— Non. Je lui ai pas demandé non plus, répond Octave. D’ailleurs, j’avais pas le temps de jaser, et lui-même paraissait très pressé.

— Et alors, avec tout ça, fait la jeune fille en riant, pépère et moi nous avons soupé !…

— Une chance encore, coquine, s’écria