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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

— Ou ben t’es soûl ! ajouta Dupont.

— Voulez-vous gager ? insista La Vrille.

— Comment savoir que c’est Louisette qui est dans le paquet ?

— Ça c’est mon affaire, déclara La Vrille. Gagez-vous ?

— C’est correct, consentit Dupont, je te la gage la bouteille de gin.

— Et je t’en gage une autre, dit Le Frisé. La Vrille se mit à rire.

— Sacrebleu ! comme dit des fois le Girodin, ce qu’on va en virer une !…

— Prends garde de la virer à tes dépens ! fit observer Le Frisé.

— C’est bon, on va voir ça tout à l’heure !

Or, l’à propos étant survenu, les trois amis se mirent à commenter l’enlèvement de Louisette. Ils parlaient des recherches infructueuses de Jackson et des frères Marin… de la disparition des Bourgeois après l’incendie et la destruction de leur propriété.

Toinon était redescendue de l’étage supérieur, de même que Philibert était revenu de l’écurie, et la salle avait repris son aspect d’avant. Seulement, la fumée des pipes devenait plus dense, l’atmosphère s’imprégnait d’une odeur plus âcre, des buveurs s’échauffaient d’avantage, de ci de là des refrains joyeux montaient, des discussions plus vives s’élevaient, des langues s’assouplissaient, d’autres s’épanouissaient…

Parfois une voix enrouée et pâteuse criait :

— À bas les Anglais !

Une autre voix jetait :

— À mort les traîtres !

Ce soir-là on commentait, entre autres événements, la défaite des Patriotes à Saint-Charles.

Une demi-heure s’écoule. Olive, toujours accompagnée de l’homme au paquet volumineux — l’ancien commerçant, comme l’avait deviné si justement La Vrille — descendit dans la salle.

Quelques minutes suffirent à la jeune fille pour régler la dépense ; et bientôt le traîneau et ses occupants partaient dans la direction de Saint-Benoît.

Dans le traîneau une voix de mauvaise humeur demanda :

— Pourquoi nous être arrêtés dans cette auberge, Olive ! Ce n’était pas prudent !

— Notre cheval avait besoin de nourriture, répondit Olive ; car il a une longue course à fournir cette nuit.

— Et si on avait été reconnus ?… fit le sieur Bourgeois avec inquiétude.

— Ne craignez rien, papa, il n’y avait pas dans l’auberge une seule tête raisonnable. Soyez tranquille. D’ailleurs j’ai fait la leçon à la fille, et ce n’est pas elle qui nous trahira.

L’ancien commerçant poussa un profond soupir et commanda son cheval.

La tempête continuait.

À une centaine de verges derrière le traîneau qui glissait de moins en moins vite dans la neige de plus en plus épaisse, trois hommes couraient.

— Sacré mille chiens ! jurait Le Frisé, parlez-moi d’une gageure par un temps comme ça !

— C’est ce qui te prouve, répliqua La Vrille en riant, que je l’aurai bien gagnée !

Plus loin, à leur suite, un autre homme, jurant, blasphémant, trébuchant, courait aussi. C’était Thomas qui se demandait avec étonnement :

— Qui sont ces imbéciles qui courent aussi après le traîneau ?…

Et lui, haletait…

 

Vingt minutes environ après le départ d’Olive, Jackson et Guillemain entraient dans l’auberge. Ils avaient confié l’aveugle à son fils, Georges, qui s’était rendu tout droit avec son vieux père, à la maison de la forge. L’Américain alla à Toinon, se fit servir pour lui et Guillemain un verre de vin, puis il demanda s’il n’y avait pas dans l’auberge trois voyageurs inconnus.

— Il en est venu deux tout à l’heure, répondit Toinon avec indifférence : ils sont repartis peu après.

— Ils étaient en carriole ?

— Je crois qu’oui, m’sieu !

— Depuis combien de temps sont-ils partis ?

— Vingt minutes peut-être.

— Quelle direction ont-ils prise ?

— Ah ! ça, par exemple, je ne sais pas. Attendez un moment. Et elle appela Philibert.

— Dis donc, Philibert, sais-tu par où sont partis les voyageurs de tout à l’heure ?

— Ma foi, répondit Philibert avec un sourire niais, je les ai pas suivis. Tout de même ils m’ont eu l’air de prendre par Saint-Benoît.

Toinon s’excusa pour aller servir ailleurs.

Jackson glissa une pièce de monnaie dans la main de Philibert qui remercia, rougit de plaisir et se courba.

— Maintenant, mon garçon, lui dit l’Américain, peux-tu nous dire quels sont ces voyageurs ?

— Tout ce que je sais pour les avoir vus