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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

— C’est simple pourtant : comme j’étais bonne fille et que maître Moulin restait sans parents et héritiers dans ce monde, il m’a simplement couchée sur son testament.

— Elle appelle ça « tout simplement » ! fit Dupont en clignant de l’œil.

— Une chose sûre, dit La Vrille, c’est une manière d’être couché pas déplaisante.

— Mais sais-tu, demanda Dupont, que ton patron a eu un tort avec tout ça ?

— Lequel donc ?

— Celui de t’avoir couchée seule sur un si bon lit !…

Toinon éclata de rire pour demander aussitôt :

— Qu’est-ce qu’on va vous servir ?

— Le meilleur de toi-même, jolie Toinon de Toinette, répliqua Le Frisé, et le meilleur de ton vin !

Avec un nouvel éclat de rire Toinon répondit :

— Ça me chagrine ben, mon pauvre Frisé, de ne pouvoir te servir que le meilleur de mon vin. Quant au reste, ma foi… c’est promis, et pas pour ton nez !

— Coquin de Philibert ! grogna Le Frisé, il m’a volé !

Déjà Toinon s’était élancée vers le comptoir.

Le Frisé alors se mit à chanter à tue-tête :

Te souviens-tu, Toinon…
C’était jour de fête
Que j’ai fait ta conquête ?
Et tu n’as pas dit non…

— Hourrah pour Le Frisé ! cria une voix dans la salle.

— Hé… là… Philibert ! lança un autre, va’t-en donc à l’écurie manger ton avoine !

Des rires, des lazzis volèrent…

Toinon, qui revenait apportant le vin commandé, chanta en réplique :

Te souviens-tu, Frisé,
Si t’as bonne mémoire,
Qu’un certain jour de foire
Je t’ai pas mal fessé ?…

Un rire général accueillit la boutade chantante de Toinon. Des cris, des battements de pieds et de mains, des « attrapes Frisé », des « Hardi Toinon », tout un chahut ébranla l’auberge de la cave au grenier.

Et au milieu de ce vacarme, la porte de l’auberge s’ouvrit dans une poussière de neige et deux hôtes nouveaux pénétrèrent dans la salle.

Tous les bruits s’éteignirent comme par enchantement. Tous les yeux se braquèrent sur les arrivants : un homme et une femme, enveloppés tous deux de fourrures, couverts de neige. L’homme emportait dans ses bras un paquet d’aspect volumineux et lourd. Ils se dirigèrent vivement vers le comptoir où Toinon les rejoignit.

La femme se pencha vers Toinon et murmura d’un accent autoritaire :

— Une chambre pour une demi-heure environ pour nous, et pour notre cheval une stalle à l’écurie et une mesure d’avoine ?

Mais Toinon avait tout d’abord failli tomber de surprise, puis elle avait pâli et murmuré ce nom :

— Mamezelle Olive !

— Chut ! souffla Olive, et conduis-nous de suite à la meilleure de tes chambres !

Le nom d’Olive ne fut pas entendu dans le bruit de la conversation générale qui venait de reprendre. Et Toinon, ayant donné des ordres à Philibert, pour s’occuper du cheval des deux voyageurs, prit une bougie et précéda ses hôtes dans l’escalier qui conduisait à l’étage supérieur.

La Vrille alors se pencha vers ses deux amis et leur demanda :

— Savez-vous qui sont ces gens ?

— Comment le savoir quand on aperçoit à peine le bout de leur nez sortant des fourrures ? répliqua Dupont.

— Les connais-tu, toi ? interrogea Le Frisé.

— Ou plutôt si je les reconnais ? Eh ben, écoute. Et La Vrille baissant encore la voix ajouta : j’ai reconnu, malgré son voile et ses fourrures la jeune femme, ou mieux la jeune fille.

— Une jeune fille ! dit Dupont.

— Et dont nous savons tous le nom…

— Ah ! ben, par exemple… fit Le Frisé incrédule.

— C’est comme je vous le dis, poursuivit La Vrille avec un accent convaincu.

— Eh ben, alors, son nom ? demanda Dupont.

— Mam’zelle Olive Bourgeois !

— Hein !

— Et l’homme, continua La Vrille, c’est le père Bourgeois !

— Cré mille chiens ! jura Le Frisé ahuri.

— Et le paquet qui les accompagne, ajouta La Vrille avec une mimique expressive, ce paquet-là sent la chair humaine !

Le Frisé éclata de rire.

— Tu m’crois pas ? demanda La Vrille vexé. Eh ben ! je te gage un « flacon » de gin que si on ouvrait le paquet on trouverait dedans la fille au père Marin !

— T’es fou ! dit Le Frisé en riant.