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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

de la bougie qu’il élevait au-dessus de sa tête pour mieux voir Olive. Et il regardait la jeune fille fixement, sans un geste, sans un mot, comme s’il eût été statufié.

Olive fit entendre un ricanement sardonique.

Thomas tressaillit… et pour ne pas laisser voir les sentiments haineux et sanglants que ses regards lançaient comme des éclairs, il ferma les yeux un moment. Puis il entendit une porte claquer… Dehors, mêlé aux gémissements de la rafale, un commandement retentit, un traîneau grinça sur la neige, et ce ne fut plus que le silence nocturne troublé seulement par les sifflements de la tempête.

Thomas, alors, poussa un cri rauque. Il s’élança vers la table, déposa la bougie, s’empara d’un coutelas — celui dont il avait menacé Olive — saisit à la hâte sa blouse et son bonnet de laine, et sortit. En s’engouffrant par la porte le vent souffla la bougie. Dehors, dans la bourrasque et la neige, Thomas examina la route. Mais le brouillard de neige obscurcissait sa vue. Néanmoins, il finit par découvrir les traces d’un traîneau que la neige nouvelle peu à peu effaçait, et ce traîneau allait vers Saint-Eustache.

Thomas rugit, prononça un blasphème, brandit dans la tempête qui semblait augmenter de violence un poing menaçant, et s’élança à la poursuite du traîneau invisible.


XVII

SUR LA PISTE


Ce même soir Jackson avait répondu à Albert Guillemain qui lui avait demandé où ils allaient :

Nous allons chez Thomas Vincent !

Et ils étaient partis, Jackson, Guillemain et Georges Marin, à travers la tempête.

Peu après leur sortie du village ils avaient croisé sur le chemin un traîneau sans pouvoir distinguer la physionomie des occupants. Plus loin Georges Marin avait cru voir une ombre s’écarter vivement de la route et disparaître derrière un taillis. Était-ce un homme ou une bête ?… Derrière Guillemain et Jackson, qui chevauchaient à une vive allure, Georges n’eut pas le temps de s’en rendre compte ; il poursuivit sa route.

Les trois amis atteignirent enfin la cabane de Thomas.

L’obscurité à l’intérieur du logis leur fit conclure que l’homme était absent ou couché. Nul autre bruit que les gémissements plaintifs de la rafale, et les grésillements de la neige sur le toit de la chaumière.

Albert Guillemain, qui, par l’unique fenêtre, cherchait à percer l’obscurité, dit à Jackson :

— Je pense que nous ne trouverons rien ici.

— C’est possible, répondit Jackson. Toutefois, je veux tenter de pénétrer le mystère qui entoure la conduite d’Olive Bourgeois. Or, elle est venue ici, une fois au moins, j’en suis sûr. Elle est venue peut-être vingt fois. Et sachant qu’elle n’est pas femme à fréquenter de telles gens comme ce célibataire de réputation douteuse, elle ne vient certes pas ici apporter l’aumône, ce n’est pas non plus l’estime que peut avoir Olive pour ce monstre. Mais ce monstre, cet ivrogne, ce renégat est homme à tout faire pour peu qu’on y mette un prix convenable, et c’est là le point. Donc, entre Olive que je connais assez pour ne pas la juger plus mal qu’elle ne mérite, et ce rebut d’humanité il ne peut exister que des relations d’affaires. Et ces affaires — celles d’Olive — qu’elle doit payer le gros prix, ne peuvent concerner que l’exécution de ses projets de vengeance. Pour servir ses haines la jeune fille emploie ce Thomas, et c’est ce dont je tiens à m’assurer. Entrons !

Les chevaux ayant été attachés à des arbres du voisinage, et les trois amis étant revenus à la cabane, Jackson frappa à la porte.

Mais avant qu’aucune réponse ne vint de l’intérieur, la porte s’ouvrit tout à coup sous la poussée du vent.

Dans l’obscurité de l’intérieur les trois hommes tendirent l’oreille. Parmi les craquements de la cabane et les hurlements du vent ils crurent percevoir la respiration difficile d’un dormeur.

— Faisons de la lumière ! proposa Guillemain.

La bougie laissée sur la table par Thomas fut trouvée, et l’instant d’après les trois hommes purent jeter autour d’eux un regard investigateur. Ils aperçurent l’aveugle dormant et râlant sur le canapé.

Georges courut à lui et le secoua vivement.

Le vieillard s’éveilla en sursaut, puis, reconnaissant des voix amies, il sourit. Sa première question fut celle-ci :

— Et Louisette ?

Sans répondre, Jackson demanda à son tour :

— Mais vous, père Marin, dites-nous comment vous avez été amené jusqu’ici ?

Le vieux fit le récit que nous connaissons jusqu’au moment où, ayant bu de la liqueur offerte par Thomas, il s’était endormi.

— Et chose bien extraordinaire, ajouta-t-il en passant une main sur son front ridé, pen-