Page:Féron - L'aveugle de Saint-Eustache, 1924.djvu/45

Cette page a été validée par deux contributeurs.
43
L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

debout. Du revers de sa main tremblante il essuya les sueurs qui inondaient son front livide, saisit son bâton, son chapeau, et d’un pas chancelant et incertain, en tâtonnant du bout de sa canne, il quitta le saint lieu.

Sur la rue, au lieu de diriger ses pas vers son logis, il prit la direction opposée. Était-ce par mégarde ?… Agité, nerveux, voulant aller plus vite que le lui permettaient sa cécité et ses vieilles jambes, répondant à peine au « Bonjour, père Marin », de quelques villageois croisés au hasard, l’aveugle s’engagea sur la grande route. Il marchait plus vite maintenant et plus hâtivement : comme guidé par une main invisible. Il fit la rencontre de deux cavaliers. Il entendit l’un d’eux dire à son compagnon :

Tiens, c’est le père Marin !

— Qu’est-ce que c’est que le père Marin ? demanda l’autre.

— N’en as-tu pas entendu parler ?… C’est, l’aveugle de Saint-Eustache.

Le père Marin sourit placidement… les cavaliers étaient déjà passés.

Plus loin il s’écarta de la route pour faire place à un traîneau. Une voix jeune cria :

— Tiens ! où est-ce que vous allez par-là, père Marin ?

— Oh ! répondit l’aveugle avec un sourire candide, je vais seulement faire un petit tour pour me dégourdir les jambes.

Le traîneau s’éloigna, tandis que l’aveugle poursuivit son chemin vers l’inconnu.

Était-ce bien vers l’inconnu ?…

Après une bonne heure de marche, le père Marin s’arrêta devant la chaumière de Thomas Vincent. Du bout de son bâton il tâta le terrain autour de lui, et d’un pas presque sûr il se dirigea vers la porte qu’il heurta rudement.

— Qui va là ? demanda de l’intérieur une voix rogne.

— Ouvre ! commanda l’aveugle.

— Ohé ! là, l’homme, fit la même voix qui était celle de Thomas, t’as l’air de parler en maître, sais-tu, comme si je ne comptais pas ?

— Ouvre quand même ! ordonna l’aveugle sur un ton qui n’avait pas l’air de vouloir plaisanter.

Une kyrielle de jurons se fît entendre, le plancher de la masure craqua sous la pesée d’un pas lourd, la porte s’ouvrit.

— Oh ! oh ! s’écria Thomas avec surprise et en reculant comme s’il eût peur. Est-ce possible que c’est vous, père Marin ?

— Ma petite-fille… balbutia la voix tremblante de l’aveugle qui vivement pénétra dans la hutte. C’est ma petite Louisette que je viens chercher, ajouta-t-il sur un ton plus ferme.

— Hein ! votre p’tite-fille ! s’écria Thomas en simulant un accent étonné qui frappa l’aveugle. Mais en même temps Thomas lançait vers une ouverture pratiquée dans le plafond un regard inquiet.

— Oui, oui, Louisette… Elle est ici, je le sais… Et cette fois la voix du vieux paraissait moins assurée.

— Ah ! ben, par exemple… La figure grimaçante et laide de Thomas exprima presque de la peur. Mais il sut conserver à sa voix l’accent de la surprise et lui donner un ton doucereux :

— Mais dites-moi donc, père Marin, qui vous a conté une pareille blague ?… Tenez, asseyez-vous un peu. Venez vous chauffer. Vous tremblez comme une feuille. Vraiment, si ç’a du bon sens de vous faire marcher comme ça pour rien… pour rire… Oui, c’en est une farce que me plairait !… Mais, oui, père Marin, vous tremblez de tous vos membres… Approchez-vous du feu !

Le vieillard tremblait fortement, en effet. Ce n’était pas de froid, mais de fatigue et de désespoir. Sa petite-fille n’était pas chez Thomas, comme il en avait eu la vision. Car la surprise de Thomas, son étonnement suffisait au père Marin : sa vision n’avait été qu’un rêve ordinaire ! Il avait honte, à présent, d’avoir un moment suspecté celui qui le recevait avec tant de cordiale bonhomie. Il s’assit lourdement sur un escabeau que lui avait approché Thomas, pencha sa tête blanche et murmura d’une voix craintive et douloureuse à la fois :

— Pardonne-moi, Thomas… je suis fou…

— Oh ! il n’y a pas de faute, père Marin, dit Thomas avec un sourire mauvais. Et d’une voix mielleuse, compatissante, il ajouta : c’est la douleur et l’inquiétude… je comprends ben ça, allez. Quand on a perdu quelque chose de cher… Tenez ! père Marin, si on prenait un p’tit verre pour vous remettre ?

— Je ne te refuserai pas, Thomas, car je me sens bien mal.

— C’est ben ce que j’me disais. Une minute seulement… je monte et je descends…

En hâte Thomas appliqua une courte échelle au trou du plafond, grimpa, fit tomber une trappe bien doucement, sans bruit, sur l’ouverture, et redescendit.

— Tiens, dit-il, ce que je fais là !… Ma bouteille était sur la table et je ne la voyais pas. Comme on est bête des fois.

Au milieu des débris de mangeaille, on