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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

— Rien de notre côté, répliqua Guillemain avec un air découragé.

— Voulez-vous me dire, monsieur Jackson, ce que vous avez découvert ? demanda Octave.

— Oh ! c’est si peu de chose. Ce n’est, à vrai dire, qu’une présomption, un indice si faible, un hasard… Pardonnez-moi de n’en pas dire d’avantage. Je me rends chez moi. Mais je viendrai ce soir vous retrouver ici, et nous irons tous quatre faire une petite excursion. Alors, je pourrai vous donner des détails. Puis-je compter sur vous ?

— On sera à vos ordres, répondit Georges.

— Oui, oui, vous nous trouverez ici, dit Guillemain à son tour.

 

Tel qu’il l’avait promis, Jackson revint le soir même vers les huit heures. Il trouva les jeunes plongés dans un nouveau désespoir. On l’informa que l’aveugle, à son tour, avait disparu.

L’Américain demeura stupéfait.

— Voyons, dit-il, êtes-vous bien sûrs de ce que vous pensez ?

Octave prit la parole :

— Écoutez, monsieur Jackson, et vous allez voir. Comme à l’ordinaire, le père est parti après-midi pour se rendre à l’église. Il aimait à prier une heure environ. Au sortir de l’église il s’arrêtait une autre heure à l’auberge du père Moulin pour y boire un verre de vin que l’aubergiste ne manquait jamais de lui offrir, et pour y faire un bout de causette. Il revenait à la maison entre cinq et six heures. Or, imaginez-vous notre surprise de ne pas voir rentrer le père ce soir comme d’habitude. Georges est aussitôt allé aux informations. Mais les seuls renseignements qu’il a pu obtenir, c’est qu’on a bien vu le pauvre vieux entrer à l’église, mais on ne l’a pas vu en sortir. Et l’église était déserte quand Georges y est allé. Au presbytère on ne sait rien. Nulle part le père n’a été vu après trois heures de l’après-midi. Est-ce que cette disparition ne vous semble pas étrange et bien inquiétante ?

Jackson demeura silencieux et méditatif.

— Ne serait-ce pas, là encore, l’œuvre d’Olive ? se demanda-t-il.

Au bout d’un instant il se leva et dit :

— Venez, je pense que nous découvrirons bientôt la clef du mystère.

Octave demanda :

— Pensez-vous, monsieur Jackson, pouvoir vous passer de moi ? Je n’aime pas à laisser seule ici mamezelle Jobin, car, par les temps qui courent, on ne sait jamais ce qui peut arriver.

— Vous avez parfaitement raison, mon ami. Demeurez avec mademoiselle. À nous trois, ajouta-t-il en regardant Georges et Guillemain, nous nous suffirons, je pense.

L’instant d’après, les trois amis montaient à cheval.

— Où allons-nous ? interrogea Guillemain.

— Nous allons, répondit Jackson, chez l’homme qui s’appelle Thomas Vincent.

Et il piqua des deux.


XV

LA VISION DE L’AVEUGLE


Qu’était donc devenu l’aveugle ?

Depuis la disparition de sa petite-fille, le père Marin était très malheureux, même avec tous les bons soins et les attentions d’Aubertine Jobin.

Un après-midi, selon sa coutume, il s’était rendu à l’église faire sa visite au saint sacrement. Il s’y trouvait seul. Agenouillé et courbant sa tête blanche il suppliait, avec une ferveur nouvelle, Dieu de lui faire retrouver l’enfant qu’il pleurait. Tout à coup il tressaillit violemment, leva la tête et se mit à regarder fixement devant lui. Les paupières de ses yeux morts s’agrandissaient démesurément, les traits de son visage s’imprégnaient de stupeur, et ses deux mains se levaient pour se tendre avec effort vers quelque chose d’invisible et d’insaisissable.

Le père Marin vivait dans une vision miraculeuse ! Non loin du village et dans une triste masure il voyait sa Louisette… sa petite Louisette qui pleurait, qui lui tendait les bras, qui lui criait :

— Grand-père, venez me chercher bien vite… je suis si malheureuse !

Juste à ce moment un homme survenait, un vilain à face grossière, repoussante… une sorte de satyre n’ayant que jurons sur les lèvres, avec des yeux jaunâtres dans lesquels on pouvait lire tous les vices. Cet homme, ce satyre, levait sa main sale et crasseuse, et frappait brutalement la jeune fille. Un cri emplissait la masure, Louisette roulait sur le plancher et des sanglots convulsifs secouaient sa poitrine à la briser. L’Aveugle regardait, médusé, épouvanté. Il demeurait là, à genoux, immobile comme les statues qui, du haut de leurs niches et dans l’ombre du temple, semblaient laisser tomber sur le vieillard un regard de considération. Puis la vision disparut.

Avec un sursaut, comme un malade au sortir du cauchemar, le père Marin se mit