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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

choir dans un fauteuil, et, maintenant, tête baissée, il pleurait silencieusement. Assise plus loin, sa femme avait détourné ses yeux qui s’embuaient de larmes contenues avec effort, et ses regards allaient puiser dans le sourire, qui s’épanouissait sur les lèvres roses de l’enfant endormi, la force dont elle avait besoin pour soutenir l’épreuve amère.

Et alors dans le lourd et pénible silence qui pesait sur cette scène, un sanglot jaillit d’une poitrine trop oppressée. Cette fois Mme Chénier reporta ses regards troublés vers son mari. L’abbé Paquin esquissa un sourire de pitié. Oui, tous deux voyaient l’homme fort sangloter… Après avoir rugi, le lion gémissait ! Ah ! l’amour paternel… quelle puissance suprême n’exerce-t-il pas sur le cœur de l’homme ! Oui, Chénier, fort, brave, courageux… cet homme qui eût tout affronté, tout bravé avec un sourire de dédain sur les lèvres, cet homme-là tout à coup tremblait. L’abbé Paquin avait frappé juste : Chénier pleurait en songeant aux deux êtres chéris, aimés, adorés, que par un coup de bravade, il pouvait laisser dans l’indigence, la misère et peut-être dans l’ignominie !

Il se leva tout à coup comme mû par un ressort magique, marcha d’un pas mal assuré jusqu’à sa femme, la baisa tendrement et longuement au front et lui dit, la voix encore pleine de sanglots mal étouffés :

— Vous avez entendu, ma bonne et sainte amie, les paroles de messire Paquin. Mais vous connaissez aussi mes opinions comme vous connaissez mon cœur. Eh bien ! c’est à vous de décider, et je ferai, je le jure, de votre décision ma ligne de conduite. Voyons ! la patrie d’un côté m’appelle ; de l’autre, ma famille me retient… Deux devoirs également sacrés me réclament à la fois. Lequel des deux dois-je remplir le premier ? Parlez… car c’est Dieu qui parlera par votre bouche pure !

La jeune femme avec élan attira son mari dans ses bras, elle le pressa fortement, l’embrassa avec la plus ardente tendresse et répondit, avec le courage de la femme qui surpasse souvent celui de l’homme :

— Le premier, mon Jean aimé, ton premier devoir… c’est celui qu’exige la Patrie !

Alors Chénier releva son front pâle, il redressa sa taille, et, se tournant vers l’abbé, dit, le visage illuminé et triomphant :

— Vous avez entendu, messire, la voix de Dieu vient de se faire entendre par la bouche de ma femme !

Fiat voluntas Dei !… murmura l’abbé Paquin en se levant pour se retirer.


XIV

OÙ L’AVEUGLE A DISPARU


Deux cavaliers venaient de se croiser sur la route de Saint-Eustache. Tous deux s’arrêtent en se jetant l’un à l’autre un regard profond.

— Mademoiselle Olive ! murmura l’un des cavaliers avec surprise.

— Andrew Jackson !

Dans les regards d’Olive un éclair de haine et de menace brilla.

Dans ceux de Jackson, un rayon d’amertume. Puis son sourire, quand il parla, sa voix, son geste, toute son attitude demeura ensevelie dans une douce mélancolie.

— Mademoiselle Olive, je suis si content de pouvoir enfin vous offrir mes bonnes sympathies pour le grand malheur survenu l’autre jour à votre famille.

— Est-ce pour me narguer que vous me dites ça avec votre sourire narquois

La figure de Jackson se glaça.

— Pourquoi me dites-vous ces paroles, Olive ?

— Parce que je vous tiens pour l’un des incendiaires !

— Olive, fit le jeune homme sur un ton très grave, prenez garde de prononcer des paroles que vous pourriez regretter bien fort !

— Vous pensez peut-être que je ne vous ai pas vu le soir de l’incendie, là même sur les lieux ?

Il est possible que vous m’ayez vu, puisque j’y étais, sourit Jackson. Mais cela ne constitue pas une preuve à l’accusation que vous formulez. Ensuite, vous le dirai-je ? Eh bien, oui, puisqu’avec vous il faut être franc. Oui, je ne doute nullement que vous m’aviez vu au village de Saint-Eustache ce même soir, parce que, à mon retour chez moi, trois heures après l’événement, j’ai constaté qu’on avait pénétré dans ma demeure avec effraction !

— Que voulez-vous insinuer ? demanda la jeune fille avec une souveraine hauteur parfaitement dissimulée.

— Oh ! rien qui puisse vous offenser, j’imagine.

— Pourtant, vous semblez…

— Rien, rien, vous dis-je.

— Allons ! soyez donc vraiment franc une fois dans votre vie !

— N’ai-je pas été vraiment franc une fois dans ma vie ?

— Quand donc ?

— Le jour où je vous ai avoué mon amour !

Olive éclata de rire.