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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

— Et moi, hier soir par un courrier spécial que j’avais dépêché.

— Votre courrier a été trompé.

— Prouvez-le ! La voix de Chénier était dure.

— La preuve ?… ricana l’abbé. Allez à Saint-Charles vous-même ! Allez constater les ruines, les deuils et les pleurs.

— Non, je n’irai pas à Saint-Charles, parce que je ne crois pas à la défaite de nos frères. Vous avez été mal renseigné, messire. Car Wheterall a été forcé de fuir, et il a promptement regagné Montréal. Quant à Gore, de ses seules forces il n’a pas osé engager l’action et il s’est retiré.

Ah ! mon pauvre ami, s’écria l’abbé Paquin avec un geste, se peut-il que vous soyez si mal servi par vos courriers ? Mais alors, prenez garde que ces mêmes courriers ne vous trompent sur la marche de Sir John Colborne, et que celui-ci ne vous prenne par surprise ! Et advenant une telle fatalité, que ferez-vous de tous ces pauvres insensés accourus à votre appel et qui encombrent notre village ? Que ferez-vous alors de tous ces braves campagnards qui n’ont pas appris à manier la hache de guerre ?

— Nous le leur apprendrons ! gronda Chénier en haussant les épaules.

— Vous le leur apprendrez sur le champ de bataille, mais il sera trop tard. Vous leur apprendrez trop tard que les droits les plus sacrés doivent se courber sous la force. Vous leur apprendrez, mais trop tard, qu’on ne se fait pas soldat en un jour. Oui, il sera trop tard, toujours trop tard. Et il arrivera ici ce qui est arrivé à Saint-Charles. Il pourra arriver pis… Méfiez-vous du vieux Brûlot !… Ah ! on voit bien que vous ne savez rien de Saint-Charles ! Non, vous n’avez pas su de votre courrier spécial que les soldats du gouvernement se sont emparés de l’église, qu’ils y ont logé leurs chevaux, qu’ils y ont commis les plus viles profanations, les pires sacrilèges ?… Oh ! rien d’étonnant de ces orangistes, je le sais bien ! Du reste, n’étaient-ils pas vainqueurs ?… Vae victis !… Comme ils seront vainqueurs de nos pauvres paysans dont les quatre cinquièmes n’ont pas même un méchant fusil… Mais voyons, docteur, vous le savez bien vous-même que vous n’êtes pas ni ne serez jamais de force à tenir devant les bons et rudes régiments de Colborne. Pourquoi vous entêter de courir à votre perte ? Pourquoi vous opiniâtrer à demeurer l’auteur d’une boucherie inutile ?… Oui, inutile… Car on ne gagne rien par la force, quand il ne nous est pas permis de se servir de la force. Et supposant que vous battiez les troupes du gouvernement, que résultera-t-il ? Ceci : d’autres troupes plus nombreuses, mieux aguerries si possible, mieux armées peut-être, reviendront ; et après l’exaltation d’une victoire factice, vous entendrez les gémissements de la misère ; après l’apothéose trop tôt chantée, vous aurez creusé un fossé immense dans lequel pêle-mêle seront jetés les cadavres de vos compatriotes et la charpie de leurs chairs sanglantes. Vous aurez accroché un deuil à chaque porte ! Vous aurez stigmatisé sur des fronts de veuves et d’orphelins des douleurs éternelles !… Docteur, soyez sage. Songez à l’avenir… au vôtre, à celui de votre enfant que je vois dormir si confiant dans les bras de sa mère. Arrêtez-vous sur les bornes tandis qu’il est juste le temps. N’allez pas franchir le Rubicon, vous n’êtes pas César ! Et le Canada n’est pas Rome ! Renvoyez dans leurs foyers tous ces malheureux qui rôdent ici comme des âmes en peine ! Écrivez à Colborne… ou, si vous voulez, j’écrirai moi-même pour l’informer que tout est tranquille ici, que le soulèvement commencé s’est éteint de lui-même tout à coup. Allons ! conclut l’abbé, que dites-vous de mon conseil ?

Chénier arrêta sa marche agitée, et se posant droit et fier devant l’abbé, il répondit de sa voix mâle, ardente :

— Je dis, monsieur le curé, que je ne peux pas accepter et suivre un tel conseil. Je dis encore, messire, que nous devons lutter… lutter jusqu’aux dernières extrémités. Ah ! vous plaignez ces pauvres malheureux dont les quatre cinquièmes n’ont pas même un méchant fusil ? Ces pauvres insensés qui ne savent pas le premier mot des choses de guerre ? Malheureux… oui ; parce qu’ils courbent depuis un demi-siècle leur front livide sous le joug ! Malheureux… oui ; parce qu’on leur arrache, lambeau par lambeau, ce qu’ils ont de plus cher dans leur pays : la liberté ! Malheureux… parce qu’on leur prend, denier après denier, les maigres revenus qu’ont fait germer du sol les sueurs tombées de leurs fronts, sueurs lamentables dont ils humectent encore et constamment les sillons de leurs champs ! Oui, bien malheureux, messire. Mais insensés ?… Allons donc ! Certes ils le seraient… nous le serions tous de subir sans nous plaindre, sans lever le front, l’outrage, l’exaction, l’injustice. Nous serions des insensés de ne pas revendiquer par la force des armes ce que nous n’avons pu revendiquer ni obtenir par la parole et l’argumentation. Et vous dites qu’il ne nous est pas permis de prendre la force ?… Depuis quand donc, messire, charbonnier n’est-il plus maître chez lui !