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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

maison, on souhaitait aussitôt le jour d’y revenir.

C’est dans cette maison si hospitalière et si canadienne que nous introduisons le lecteur.

Le docteur était, ce jour-là, dans son grand cabinet qu’il semblait affectionner par-dessus tout. Mme Chénier et l’abbé Paquin s’y trouvaient aussi.

D’humeur sombre, les mains derrière le dos, Chénier se promenait par la pièce avec agitation.

Vers le centre, l’abbé demeurait enfoncé dans un large fauteuil, sévère et froid, durant un silence survenu dans la conversation.

Près de la cheminée dans laquelle flambait un bon feu, la femme du docteur était assise avec son petit enfant endormi dans ses bras. Là encore un Rubens ou un Greuze aurait trouvé dans la pose candide de cette jeune femme un sujet de haute poésie morale. Cette jeune mère à laquelle la vie promettait le vrai bonheur conjugal, cette mère qui aimait tant son cher petit pour lequel elle rêvait de si beaux projets d’avenir, cette jeune épouse qui adorait son époux, entendait tout à coup mugir la tempête menaçante. Elle voyait l’ami, le protecteur, le mari tant aimé, se jeter dans la tourmente. Elle n’entrevoyait pas comme lui des horizons de gloire. Elle aimait son pays, mais elle chérissait son foyer ; et satisfaite, de sa condition présente, elle n’enviait rien au delà de ce que Dieu lui avait donné. De cette entreprise téméraire elle redoutait les pires calamités : un jeune peuple, tout enfant encore, se dresser devant le géant saxon !… Qu’allait-il résulter ? Victoire ou défaite ? Certes, dans la victoire, elle se fût réjouie avec celui qui en eût été l’un des instruments. Dans la défaite, elle ne trouvait que deuils et douleurs. Et pourtant en face des abîmes comme en face des tableaux glorieux, elle ne s’opposait pas aux hardis projets de celui qu’elle ne se lassait pas d’admirer. Oui, elle admirait son époux, elle le trouvait héroïque, elle le trouvait même sublime par l’œuvre patriotique et nationale à laquelle il donnait déjà la première ébauche. Oui, que résulterait-il des terribles événements qui profilaient leurs silhouettes funèbres sur le sombre avenir ?… Qu’importe ! La mère serrait sur son sein le trésor de sa vie ! Elle laissait tomber dans la corolle de cette fleur naissante toutes ses rosées d’amour et de tendresse ! Elle ne voulait pas songer au hasard d’une lutte inégale dont le flot rougi pourrait lui apporter un cadavre ! Et pourtant, malgré ses efforts pour la chasser de son esprit, cette pensée funèbre l’assiégeait souvent. Oh ! mais alors, il lui resterait son enfant ! Son cher petit… Et ses pleurs immenses versés sur le disparu deviendraient la rosée sous laquelle s’épanouirait la jeunesse de l’enfant. Plus tard elle pourrait venir à l’autel de la Patrie baiser la couronne du grand homme : elle pourrait lui murmurer avec orgueil, lui montrant l’enfant :

— Comme toi, j’ai lutté… Aujourd’hui, voici mon œuvre… voici l’œuvre que tu as commencée et que j’ai achevée… Sois content !…

Cependant, l’abbé Faquin avait repris la conversation interrompue. Homme très froid, ses paroles tombent durement de ses lèvres blêmes, comme s’il parlait du haut de la chaire. Il n’a jamais un sourire, ses yeux regardent fixement un portrait en face de lui. Voici ce qu’il dit :

— Docteur, il est difficile d’oublier, mais il le faut. Il est de ces événements dans l’histoire des peuples qui devraient demeurer dans le silence de l’oubli : car ces événements sont une tache à la gloire d’une nation, et quelque mérite qu’elle ait acquis, ce mérite s’en trouve diminué d’autant. Non… encore une fois je le répète, je ne veux plus revenir sur ce malheureux incident de l’autre jour…

— À propos, messire, interrompit Chénier en arrêtant sa marche, que sont devenus les Bourgeois ?

— Après avoir pu sauver de la destruction l’argent et les chevaux, ils ont disparu. Et l’abbé continua, pendant que Chénier reprenait sa marche :

— Mais vous le comprenez, docteur, je veux prévenir des malheurs peut-être irréparables pour vous-même et pour vos compatriotes. Le gouvernement est en train de prendre des mesures drastiques, je le sais : et avec les forces dont il peut s’entourer, comment pourrez-vous résister et sortir victorieux ? Non, non, c’est insensé !

— Saint-Denis, messire, interrompit encore Chénier, est-ce insensé ?

— Les autorités avaient mal calculé leurs chances ou mal pris leurs mesures, voilà tout. Mais elle vont se reprendre, comme elles se sont déjà reprises à Saint-Charles.

— Saint-Charles ! dit Chénier en fronçant le sourcil.

— Sans doute. Ne savez-vous donc rien ?

— Parbleu ! je crois en savoir quelque chose ; je sais que les troupes du gouvernement ont été battues et bien battues.

— Fausseté ! prononça l’abbé Faquin.

— Comment donc ?

— J’en ai reçu la nouvelle vraie avant-hier.