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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

rue, des villageois sortaient précipitamment de leurs maisons et se joignaient à nos amis. Si bien qu’une fois rendue à la maison du père Marin, la bande pouvait compter au moins une trentaine de patriotes ardents. Là, on dut s’arrêter. Quelle direction avaient prise les ravisseurs de Louisette ?… Personne ne pouvait donner réponse à cette question.

La Vrille dit :

— Je sais peut-être moi, qui pourrait nous renseigner…

Avec un juron Octave dit à son tour :

— Je le sais peut-être moi aussi !

— Certes, nous pouvons le savoir en allant le demander aux traîtres ! cria Albert Guillemain.

— Des traîtres !… murmurèrent quelques voix étonnées dans la bande des Patriotes rassemblés.

Oui, il y a des traîtres dans Saint-Eustache, affirma Guillemain, et nous les connaissons !

— Nomme-les donc, pour voir ! commanda un patriote.

— On peut leur faire leur affaire ! prononça un autre sur un ton très menaçant.

— Sans que ça prenne gout-de-tinette non plus ! clama encore un autre.

Et vingt voix de crier :

— Parle, Guillemain, parle !

— Eh bien, oui, je parlerai ! Les traîtres… ce sont le sieur Siméon Bourgeois, son fils et sa fille !

Une clameur d’indignation s’éleva.

Un patriote hurla :

— Chez Bourgeois !

Puis d’autres tour à tour :

— C’est lui qui a dénoncé Chénier !

— C’est lui qui a voulu le faire arrêter !

— C’est lui qui a fait enlever Louisette !

— C’est lui qui nous fera tous pendre, s’il peut !

— À mort le traître !

— Qu’on brûle le maudit dans son trou !

Enflammée par ses propres clameurs, la bande tout entière s’élança vers la maison du commerçant. Des enfants, très amusés, couraient au travers de ces hommes terribles. Des femmes suivaient échevelées, criant, gesticulant. Et toute cette foule, farouche, hurlante, roula comme une vague géante soulevée par un vent de tempête jusqu’à la porte du commerçant.

Du sein des clameurs vibrantes un cri retentit plus fort :

— Qu’on brûle la tanière du vieux loup !

— Qu’on brûle !… Qu’on brûle !…

Le vacarme devenait ouragan…

Octave Marin et Guillaume tentèrent un moment de calmer les esprits, proposant d’aller auprès du sieur Bourgeois et lui demander des aveux complets.

Mais les cris recommençaient aussitôt :

— Qu’on brûle !… Qu’on brûle !…

Stupéfaits d’abord par l’arrivée subite de cette masse menaçante, épouvantée ensuite, le commerçant et son fils barricadèrent leur porte. Ils refusèrent même de parlementer avec Guillemain et Octave Marin.

L’ouragan grandissait… C’était une furie monstrueuse aux cris répétés :

— Qu’on brûle !…

Et dans les premières ombres du soir on pouvait voir déjà des Patriotes se faufiler dans les cours… marcher vers les dépendances.

C’est alors que survinrent le curé et son vicaire. Puis, ce fut Chénier. Tous trois essayèrent d’apaiser cette foule, de discuter avec elle, de l’empêcher de commettre une monstruosité, un acte de sauvagerie. Mais les Patriotes étaient devenus tout à fait sauvages aux mots entendus de « traîtres ». Quelqu’un avait prononcé : « Il y a des traîtres dans Saint-Eustache ! » Cela avait suffi pour opérer la transformation. Et les Patriotes ne voulaient plus rien entendre que leurs propres paroles :

— Qu’on brûle !… Qu’on brûle !…

Les femmes elles-mêmes, agitant des balais, des ustensiles de cuisine, brandissant des bâtons, criaient plus fort que leurs hommes :

— Qu’on brûle !…

Et les enfants, riant ou pleurant, répétaient sans trop comprendre :

— Qu’on brûle !…

Et alors, comme pour obéir à ce commandement réitéré de la bande, une lueur de flamme jaillit tout à coup à l’arrière de la maison, vers les hangars ; cette lueur un instant crépita, s’agrandit, puis s’effaça pour laisser monter vers le ciel une colonne de fumée noire.

Un formidable rugissement fit trembler la nuit :

— Le feu !

L’abbé Paquin et le docteur Chénier s’élancèrent vers la cour dans le dessein d’arrêter l’incendie qui commençait. Chénier avait commandé d’une voix tonnante :

— Par ici les hommes de bonne volonté !

Personne ne bougea. La foule criait toujours :

— Qu’on brûle les renégats !

Obéissant à cette sommation nouvelle une deuxième lueur éclata sur un autre point de la cour : l’écurie et un hangar prenaient feu.

— Il y eut des trépignements de joie, des