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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

— Non… demeurons ici sous l’ombrage. D’ailleurs, pour ce que vous avez à me dire…

Elle s’interrompit jetant un regard farouche à son hôte qui s’était mis à rire. Lui aussitôt, reprit tout son calme et dit :

— Asseyez-vous, mademoiselle Olive. Son geste était courtois et digne.

La jeune fille obéit. Une fois assise, coquette avant tout, elle releva légèrement son amazone, juste pour laisser voir un petit pied finement chaussée. Puis elle croisa une jambe sur l’autre et prononça sur un ton bref :

— J’attends…

L’homme était resté debout. C’était un jeune homme encore, trente-cinq ans au plus, grand, bien fait, élégant dans une redingote à longs revers. Sous le riche jabot de dentelle tombant sur la chemise immaculée on devinait une poitrine robuste, — une poitrine dans laquelle devait battre un cœur chaud et généreux. Tout dans l’extérieur de cet inconnu indiquait l’homme de bonne société. Tout indiquait aussi que ce jeune homme avait mis un soin particulier à sa toilette : ses cheveux blonds et ondulés étaient soigneusement arrangés, son visage fraîchement rasé et poudré, ses mains fines discrètement parfumées. Ce soin, en pareille circonstance, prouvait assez en quelle estime il tenait la visiteuse attendue. Aussi les braves paysans de la région eussent-ils été bien étonnés de reconnaître, dans ce jeune homme de si bonne mine, l’Anglais qu’ils étaient habitués à voir le plus souvent vêtu comme un mendiant.

Le jeune homme était debout, avons-nous dit, il se tenait droit, la tête légèrement penchée vers la poitrine, les bras croisés, ses lèvres souriant doucement tandis que ses yeux très doux, très tendres, restaient fixés sur la jeune fille.

— J’attends, monsieur, répéta Olive avec impatience. Je dois vous prévenir que ma visite ne devra pas dépasser le quart d’une heure.

— Un quart d’heure ! répliqua l’inconnu en accentuant son sourire vague, soit. C’est tout ce qu’il me faut. Je serai bref et ne vous poserai qu’une question, si vous me le permettez.

— Faites.

— Merci, répondit le jeune homme. Il demanda aussitôt : Savez-vous, mademoiselle, ce qui se passe et se prépare dans le pays ?

— Le peuple se soulève, je le sais, répondit brusquement Olive sans lever ses yeux qu’elle tenait rivés sur le gazon à ses pieds.

— Oui, le peuple se soulève ; ou mieux, on prépare un soulèvement de ce peuple.

— Eh bien ! en quoi cela peut-il me concerner ?

— Oh ! pas vous, je suppose ; mais moi…

— Vous ?… Et cette fois Olive regarda l’inconnu avec surprise.

— Oui, cela me concerne en ce sens que, advenant une insurrection en Canada, je serai forcé d’interrompre la mission d’études pour laquelle j’ai été envoyé ici par les directeurs de l’American Water & Power Company.

La jeune fille tressaillit. Le jeune homme s’aperçut de son trouble. Mais elle aussitôt se remettait. Et tandis qu’elle battait de sa cravache son petit pied, elle demanda, indifférente :

— Pouvez-vous m’expliquer, monsieur Jackson, en quoi un soulèvement qui, du reste, ne peut durer, pourra interrompre vos études de nos pouvoirs d’eau et de nos bois ?

— Ah ! sourit celui qu’Olive Bourgeois venait de nommer monsieur Jackson, vous ne comprenez pas ?… Je vous l’expliquerai donc en vous avouant en toute franchise que ces études sont pour le moment complétées. Il ne me reste plus qu’à faire des rapports définitifs.

Olive tressaillit de nouveau et garda le silence. À présent de sa cravache elle fouettait les herbes à coups redoublés.

— Jackson rompit le silence pour interroger :

— Vous ne me répondez rien, Olive ?

Cette fois elle leva ses yeux noirs qu’elle pose hardiment sur la physionomie pâle et triste de son interlocuteur et dit d’un accent plein d’humeur :

— Que voulez-vous que je réponde ?… Vous m’annoncez votre départ, je pense, vous partez… vous allez partir… soit. Que voulez-vous que j’y fasse ? Faisons nos adieux et que tout soit dit !

Jackson perdit son sourire, et son visage loyal et fier parut pâlir d’avantage.

— Que tout soit dit ?… Pas encore, répliqua-t-il d’une voix profonde. J’ai autre chose à vous dire. Mais auparavant je veux vous demander pardon de vous avoir ainsi dérangée. Mais, aussi, vous allez comprendre comment j’avais bien des choses que je ne pouvais vous communiquer ailleurs qu’en ce lieu où nous sommes, à l’abri de toute oreille indiscrète. Chez vous, je n’eusse pas été reçu. Sur la route, le vent aurait pu emporter une de mes paroles aux oreilles d’un passant. Dans un bois, un chasseur aurait pu nous surprendre et votre réputation en eût souffert. Ici seulement je suis sûr de nous, et moi seul ici suis responsable de votre réputation comme de votre personne.