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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

train de servir à leurs adversaires « une fessée à la canayenne ».

Mais la bataille n’était pas finie. L’individu renversé par l’escabeau du Frisé et le grand rouge assommée un moment par le coup de poing du docteur, revenaient tout à coup à la charge et se jetaient avec fureur sur Chénier. Pour celui-ci la lutte n’était plus égale…

Mais voilà soudain des vociférations qui partent de la cuisine et qui surgissent dans la salle ; et voilà Toinon armée d’un balai qu’elle brandit et Philibert avec un tisonnier, et tous deux s’élancent à l’aide du docteur.

Du coup la partie redevenait égale, en dépit des cris du cabaretier qui, un moment, avait passé sa tête par-dessus son comptoir comme jour juger du progrès de la lutte.

— À l’ordre, Toinon ! Rentre dans ta cuisine !… Philibert, Je te chasse !… Va’t-en… Ah ! les vauriens…

Voyant que ses ordres n’étaient pas écoutés, et redoutant le choc d’un projectile quelconque, maître Moulin se renfonça sous le comptoir. Parmi les hurlements, les vociférations, les chocs de tous genres, les bris de verres, les craquements de meubles écrasés, le cabaretier se prit à calculer les dégâts qu’on allait lui causer, et à réfléchir sur la grosse responsabilité qu’on ne manquerait pas de faire peser sur lui.

Le pauvre homme se lamentait à tous les saints du calendrier, sinon à ceux du Paradis, chaque fois que le fracas d’un meuble éreinté parvenait à son oreille. Mais les lamentations du cabaretier demeuraient vaines : la bataille se poursuivait, acharnée de plus en plus.

Enfin, nos amis eurent le dessus.

Une seconde fois le docteur passait un homme par la même fenêtre à laquelle il ne restait pas la moindre parcelle de vitre.

La Vrille, à son tour, flanquait son homme au travers de la porte. Et, enfin, Dupont, Le Frisé et Philibert finissaient de nettoyer l’auberge. Et l’on put voir, la minute suivante, les trois cavaliers tout moulus, tout bossués, tout sanglants, monter précipitamment sur leurs chevaux et prendre la fuite piteusement suivis des quatre officiers du Gouvernement, tout éclopés eux aussi, et courant clopin-clopant.

Alors la voix enrouée de La Vrille hurla :

— Victoire !

— Victoire !… répondirent du dehors trois voix fortes. Au même instant Albert Guillemain et les deux fils du père Marin se ruaient dans l’auberge.

Puis un rire énorme éclata… et ce fut une huée à l’adresse des fuyards que les villageois s’étaient mis à poursuivre.

Dans la salle de l’auberge on se félicita… on se serra la main chaudement… on embrassa Toinon dont le balai avait pour sa part contribué à la victoire générale… Puis on chercha le cabaretier dans le but d’arroser joyeusement le premier triomphe.

— Où es-tu, vieille Moule ? clama Le Frisé qui venait de sauter par-dessus le comptoir.

Il s’était baissé pour se relever aussitôt et pousser un formidable éclat de rire.

— Venez voir, vous autres… venez voir ce vieux lascar, cette vieille moule, cette vieille femme peureuse !… Et Le Frisé riait en se tenant les côtes.

Tout le monde accourut. D’autres éclats de rire partirent.

Sur un amas de bouteilles, de cruches, de carafes, de carafons, maître Moulin demeurait étendu. Mais il faisait si sombre sous le comptoir qu’on n’entrevoyait que la silhouette diffuse du cabaretier.

Des mains s’avancèrent et se saisirent du bonhomme qui, en un instant, fut retiré de sa couche originale, soulevé et déposé sur le comptoir au milieu du rire général. Mais ce rire cessa tout à coup… le cabaretier demeurait étendu sans mouvement. D’instinct on se rapprocha, on palpa, on murmura, on s’entre-regarda avec stupeur… Puis il se produisit un recul et sur chaque visage l’épouvante se peignit. Le cabaretier était mort… il était mort de peur selon toute apparence !…

Et maintenant, après le vacarme monstrueux de la tempête, un silence lourd, glacial et funèbre plana sur cette scène.

Le docteur Chénier s’était penché sur le cadavre du père Moulin et cherchait à découvrir un symptôme de vie. Toinon sanglotait. Philibert et les autres demeuraient silencieux et consternés.

Mais pendant qu’on regarde ce cadavre, pendant qu’on cherche à s’expliquer cette mort si soudaine et si imprévue, des cris stridents retentissent au dehors.

Déjà l’on craint le retour probable des ennemis. Le premier, Chénier fait un bond jusqu’à la porte qu’il franchit. Mais il s’arrête, tremblant, éperdu… Les autres l’ont rejoint… et tous, dans le premier moment, demeurent saisis d’horreur.

Sur le chemin un vieillard, tête nue et sanglotant, court. Il court les bras tendus en avant… Il bute… il tombe… il se relève… rugit… trébuche et roule encore sur la neige pour se relever la face sanglante et se remettre à courir. Une foule, agitée, hurlante, le suit.