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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

les ont-ils reçu quelque héritage ?… Allons, faisons le finaud. Et avec un sourire mielleux et une courte révérence il ajouta tout haut :

— Il est reconnu, messieurs, que pour les clients distingués le père Moulin n’a pas son pareil dans tout le pays.

— C’est que, en effet, nous sommes des clients distingués ! affirma Dupont avec un geste d’importance.

— Car, retiens ceci, ajouta Le Frisé sur un ton de dignité comique, nous sommes deux ambassadeurs !

Le père Moulin sursauta, perdit son sourire bénévole, se courba de nouveau et dit :

— Je suis aux ordres de ces princes !

Mais il n’était pas revenu de sa courbette, que Le Frisé lui flanquait un pied au derrière et hurlait :

— Dans ce cas, mille diables, pas tant de cérémonies, et apporte-nous une mesure de Gin.

Le cabaretier ne fit qu’un bond jusqu’à son comptoir aux éclats de rire des deux amis.

Le rez-de-chaussée de l’auberge était divisé en deux pièces seulement : l’une, cette grande salle où nous sommes, avec son comptoir sur lequel le père Moulin servait ses bonnes ou mauvaises liqueurs selon la qualité du client et le prix payé en échange, avec une large cheminée dans laquelle brûlait toujours un bon feu en hiver, et des bancs, des tables, des escabeaux disposés au hasard. L’autre pièce, plus petite, servait de cuisine.

Après que nos amis eurent pris place à une table placée devant la fenêtre donnant sur la rue principale du village, et après qu’ils eurent vidé allègrement le verre de genièvre commandé Le Frisé dit avec un claquement de langue :

— À présent, père Moule… on dîne !

— Que faut-il servir à messieurs les ambassadeurs ? interrogea l’ironique cabaretier.

— Ce que tu peux avoir de plus réconfortant pour nos estomacs, déclara dignement Dupont.

— Et de plus subtil au palais… ajouta non moins dignement Lafleur dit Le Frisé.

Alors, dit le cabaretier, que diront messeigneurs d’une jolie perdrix ?

— Si elle est grasse…

— Si elle est tendre…

— Grassesse et tendresse… répliqua maître Moulin très gravement, ce sont justement les qualités de deux superbes perdrix actuellement au fourneau, sous la tendre surveillance de Toinon. Entendez-les gémir, messieurs !

— Chaste gémissement murmura Dupont en pourléchant ses lèvres.

— Ne chantent-elles pas plutôt, père Moule ? demanda Le Frisé prêtant l’oreille.

Le cabaretier ébaucha un sourire moqueur.

— C’est la casserole, dit-il, qui grince sous l’action de la chaleur.

— Tant pis pour la casserole, maître cabaretier, déclara Dupont. Et soit qu’elles chantent, soit qu’elles gémissent, qu’as-tu de mieux après ces perdrix que nous avalerons de grand cœur ?

— Pour des ambassadeurs j’ai une gelée de lapin.

— Bravo pour la gelée de lapin ! cria Le Frisé en frappant la table de son poing.

— À part ça, poursuivit le père Moulin, j’ai une fesse de chevreuil.

— Va pour la fesse de chevreuil, consentit Dupont. Ensuite ?

— Ensuite, continua l’aubergiste qui mentalement calculait à l’avance son bénéfice, un pâté au poulet, un fromage, des petits pains chauds bien jaunets…

— Ça va, maître Moule, approuva Le Frisé. Et à tout ça ajoute deux chopines de ton meilleur cidre. Allons ! sers-nous au galop ! Hop !…

— Toinon ! cria le cabaretier.

La minute suivante, une grosse fille, rouge, joufflue, accorte et pas laide du tout, parut dans la salle.

— Qu’est-ce pour votre service, patron ? demanda la servante.

— Tiens ! v’la ma Toinon ! s’écria Dupont en clignant de l’œil à son copain.

Le Frisé se mit à chanter d’une voix forte et fausse :

Te souviens-tu, Toinon,
Après l’dernier Carême,
Que je t’ai dit « je t’aime »,
Et tu n’as pas dit non ?…

L’aubergiste éclata de rire.

— Eh bien ! dit la servante, il paraît qu’on n’est pas morose par ici ?

— Ah ! belle fille de mon cœur ! déclama Dupont… Fée aux cheveux d’or… Princesse de mes rêves… viens, viens, que je murmure à ta petite oreille les secrets de mon âme…

— Bravo ! p’tit Gusse… hurla Le Frisé en battant des mains. Arrive, Toinon de Toinette ! Avance à l’ordre !

— Oui, viens servir nos deux ambassadeurs ! cria Dupont dans un éclat de rire.

— Vraiment !… des ambassadeurs ?… fit Toinon émerveillée et lorgnant son patron.