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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

nature du service qu’il avait mentionné l’instant d’avant. Et comme Olive, d’un coup d’œil et d’un demi-sourire, semblait dire :

— Envoie fort, Félix ! Ne prends pas de tours cérémonieux :

Le jeune homme poursuivit :

— Oui, c’est délicat, mais le fait est patent… Écoutez, vous allez voir. Il s’arrêta un instant encore. Puis fixant l’aveugle :

— Père Marin, savez-vous ce qu’on dit depuis quelques jours ? La rumeur circule qu’une somme de deux mille piastres, a été octroyée pour l’arrestation du docteur Chénier.

Non… vous m’dites pas ! s’écria l’aveugle tandis que ses paupières papillotaient rapidement.

— C’est pourtant tel que je vous dis.

— Ah ! gronda Octave, on veut arrêter le docteur Chénier ?

— C’est le Gouverneur qui a signé l’ordre, ajouta Olive avec un sourire faux.

— On va arrêter le docteur comme rebelle, et bientôt, affirma Félix Bourgeois avec certitude.

— Comme rebelle !… s’écria Georges Marin dans un écho.

— Cela vous étonne, n’est-ce pas ? reprit Félix en regardant Octave. Mais je vous étonnerai bien autrement, quand je vous apprendrai que le père Marin et ses deux fils se sont compromis avec le même docteur Chénier.

— Qui est-ce qui dit ça ? interrogea Octave en fronçant les sourcils.

— C’est un courrier qui a été envoyé à mon père, et le courrier ajoute ceci : « Ordre est donné de surveiller « étroitement la famille Marin… »

— Mais pour qui nous prend-on ? demanda Georges à son tour.

— Mon Dieu… sourit Félix avec une fausse bonhomie, du moment que vous recevez le docteur chez vous…

— Ah ! On dit aussi qu’on reçoit le docteur ? fit Octave dont la voix frémissait déjà.

— On le dit d’autant mieux, mon cher ami, répliqua Félix que, pas plus tard que hier, on a vu le docteur entrer chez vous et y demeurer un assez long temps.

— On a vu… Qui encore, ce « on-là ? » demanda Octave avec force. Et il ajouta la voix plus frémissante :

— Il y a donc des espions à notre porte ? Ah ! par exemple, malheur !…

Et le forgeron esquissa un geste qui parut en imposer au jeune commerçant.

Or, le père Marin demeurait silencieux, front baissé, ses mains tremblantes posées sur les bras de son fauteuil. Sur son front blême sur lequel le temps avait tracé le sillon des années, un pli se creusait… un pli profond, un pli dur, comme buriné par l’âpre ciseau de la pensée ardue.

Louisette aussi gardait le silence, craintive et troublée. Le malheur pressenti se dessinait plus nettement. Elle commençait à ressentir au fond d’elle-même comme une éclosion lente du mal qu’elle n’avait pas encore connu. Déjà son imagination esquissait un sombre tableau qui lui montrait le docteur Chénier, pieds et poings liés, se débattant avec fureur aux mains de sicaires étrangers. Et, derrière Chénier, elle voyait son promis, son futur, celui à qui elle avait donné toute son âme… Oui, Louisette voyait Albert Guillemain, son Albert, enchaîné, lui aussi, et conduit vers un gibet quelconque dont la vision n’était encore qu’imparfaite et diffuse.

Cependant, Octave s’était levé. Tout en marchant derrière la table, il disait d’un accent où grondait une colère sourde, toute prête à éclater :

— Il ne manquait plus que ça, qu’on nous mette des espions à nos portes ! Sacré tonnerre !… Ah ! Chénier est un rebelle ?… Et ben ! quand ça serait !… Est-ce qu’il n’a pas raison ?… Et puis, si on le reçoit, nous autres, où est le mal ?… Va-t-on pour tout ça, maintenant jeter le monde à la porte ?… En v’là des histoires !… On n’est plus maître chez nous avec cette potée de gueux qui nous gouvernent !

— Octave ! Octave ! commanda le père Marin d’une voix tremblante, retiens-toi, mon garçon !

— Que je me r’tienne !… Sacré tonnerre ! c’est facile !…

— Bah ! ricana Georges dans le but d’apaiser la colère d’Octave, on laisse dire les gens qui ne savent pas ce qu’ils disent.

— C’est vrai, monsieur Georges, intervint Olive en prenant un ton mielleux et hypocrite ; il ne faut pas accepter tous les « on dit » comme vérités de l’Évangile.

— Vous avez raison, Mam’zelle Olive, dit Octave radouci et en prenant un siège. Maintenant, ajouta-t-il en regardant Félix qui demeurait quelque peu penaud après la sortie d’Octave, — maintenant, m’sieu Félix, dites-nous le service que vous voulez nous rendre, et on vous en sera bien reconnaissants.

— Vous avez dû le deviner ? répondit le jeune commerçant. On voulait vous prévenir charitablement que, le docteur ayant été déclaré rebelle, vous devez faire en sorte de ne pas le recevoir chez vous… ni ceux qui le suivent dans cette voie dangereuse. Bref, évitez tous rapports avec ces gens-là, c’est