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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

— Bien, reprend l’abbé Paquin avec un fin sourire, j’enverrai ma ménagère en chercher une demi-livre.

La vanité du jeune commerçant fait naturellement bond, elle s’échauffe un peu, mais elle est aussitôt refroidie par la mine railleuse de son supérieur.

Voilà à peu près le portrait, physique et moral, du jeune sieur Bourgeois, commerçant — à titre de successeur de son noble père — en épiceries de tous genres, cotonnades, draps, toiles et quelques ferronneries de première nécessité.

Nos deux personnages s’arrêtèrent devant la maison de la forge. L’événement fut vivement commenté par les bonnes femmes du voisinage ; c’était simplement extraordinaire : car jamais, jamais on n’avait vu l’aristocratie s’arrêter dans une pauvre maison.

Ce ne fut pas mince surprise chez le père Marin… on eut dit que le roi d’Angleterre, suivi de sa reine, arrivait à l’improviste comme chez un vieil ami.

Avant que ces braves gens ne fussent revenus de leur première stupeur, la voix claire d’Olive jetait sur un ton très protecteur :

— Bonjour, mes amis !

Il y eut remue-ménage. C’était après le repas du midi, toute la famille sortait de table. Le père Marin venait de prendre sa place accoutumée au coin de l’âtre. Octave, la casquette sur l’oreille, se disposait à se rendre à la boutique de forge. Georges allumait sa pipe et Louisette commençait d’enlever les couverts et les plats.

La jeune fille, la première, répondit au bonjour de la riche demoiselle.

— Oh ! s’écria-t-elle en échappant une gamelle par terre, tant sa surprise fut grande, Mademoiselle Olive ?…

À ce nom, le père Marin s’était mis debout, et ses yeux éteints se posaient étrangement sur les deux visiteurs.

Octave avait vivement retiré sa casquette, avec cette rude exclamation du travailleur qui ne possède pas le vernis des salons :

— Tonnerre ! M’sieu Félix et Mam’zelle Olive !

Georges, après avoir fait disparaître sa pipe, se hâtait d’approcher des sièges.

Et le père Marin, sachant enfin ceux qui arrivaient sous son toit, dit de sa voix grave :

— Bienvenu à vous mam’zelle Olive et à vous m’sieu Félix !

Ce dernier de répondre aussitôt :

— Merci, père Marin. Ah ! nous vous dérangeons, n’est-ce pas ?

Olive expliqua :

— C’est une affaire très importante et de toute urgence qui nous amène aussi inopinément. Vous voudrez bien nous excuser ?

— Oh ! pas de faute, Mam’zelle Olive, pas de faute, répliqua Octave cherchant à adoucir le ton rude de sa voix.

Et comme Georges voulait débarrasser Félix de son chapeau et de sa badine :

— Non, non, mon ami, dit le jeune homme, nous ne sommes ici que pour un moment. Et il tenait éloignés chapeau et badine, comme s’il eût craint pour ces deux objets une profanation au contact des mains calleuses du paysan.

Quand tout le monde fut à sa place, le père Marin demanda :

— M’sieu Félix, voulez-vous maintenant nous expliquer l’honneur de votre visite ?

— Certainement, père Marin. Et pour tout vous dire d’un mot, c’est un service que nous venons vous rendre.

— Un service à moi ? fit l’aveugle très surpris.

— À vous et à vos deux fils, oui, père Marin.

— Tiens, tiens, dit Octave en jetant un coup d’œil à son frère comme s’il voulait prendre son avis, vous nous surprenez pas mal, m’sieu Félix ?

— Et vous le serez bien d’avantage tout à l’heure… N’est-ce pas, Olive ?

— Je crois bien, répondit la jeune fille dont le regard noir et perçant scrutait depuis un moment la physionomie toute stupéfaite de Louisette. Et dans ce regard d’Olive, comme les étincelles pétillantes de l’âtre, certaines lueurs méchantes jaillissaient.

Louisette n’avait pas l’air de saisir la vilenie du regard d’Olive. Chez les âmes bonnes par nature le mal n’a pas d’emprise, et, ignorant ce mal pour elles-mêmes, elles semblent l’ignorer aussi chez les autres. Elles comprennent, et savent apprécier une bonne et charitable action d’autrui, mais elles ne peuvent comprendre ni redouter une action mauvaise. Et Louisette, ange de douceur et de bonté, ne pouvait deviner les sentiments bien vilains qui s’agitaient dans l’esprit capricieux d’Olive ; et elle regardait Félix avec deux grands yeux étonnés. Pourtant, chose curieuse, dans ces grands yeux-là on aurait pu lire comme une appréhension… l’appréhension de quelque malheur peut-être, qu’on allait annoncer.

Octave, qui ne pouvait se défaire si vite que ça de sa nature brusque, demanda :

— Eh bien ! de quoi donc qu’il s’agit ?

— La chose est un peu délicate, répondit Félix avec hésitation et en regardant sa sœur, comme pour lui demander de quelle façon et en quels termes il allait expliquer la