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L’ÉTRANGE MUSICIEN

Depuis longtemps le couvre-feu avait sonné. Il passait un peu dix heures, en effet.

Tout à coup, une main qu’on aurait dit craintive frappa dans la porte.

Louison tressaillit et jeta vers l’huis un regard inquiet.

La Chouette tressauta à ce bruit inattendu, puis elle se leva d’un bond. Elle ne regarda pas la porte close, mais Louison.

— Qu’est-ce ? fit-elle. Est-ce vrai qu’on a cogné à la porte ?

— Oui, j’ai entendu.

— Tu es certain ?

— Oui.

— Écoute encore…

Le silence était si grand qu’on aurait pu entendre deux cœurs battre à coups précipités. Elle et lui écoutaient… Non, personne n’avait cogné.

Erreur. Voici que la même main, comme craintive toujours, frappe de nouveau.

— Ah ! fait la jeune femme avec un long soupir, c’est peut-être le père Brimbalon qui vient, comme il l’a promis, m’apporter des nouvelles de Flandrin.

Elle va ouvrir.

Non… ce n’est pas Brimbalon. Ce n’est pas un homme qui se profile soudain dans l’encadrement de la porte, c’est une femme qu’enveloppe un ample manteau de laine grise et dont la tête est couverte d’une écharpe de soie rouge. Et c’est une jeune femme, brune, aux cheveux noirs et soyeux, une jeune et jolie femme qui sourit. Mais le sourire est étrange, il exhale l’énigme, il contient quelque chose qui impressionne, qui saisit, fascine, fait peur presque, Et celle qui sourit de cette façon entre, repousse la porte et murmure d’une voix étouffée et sur un ton confidentiel :

— Chouette, je viens de la part de ton mari…

La femme de Flandrin demeure toute béante de surprise, de stupéfaction.

Quoi ! cette visiteuse singulière et inconnue… comment connaît-elle Flandrin Pinchot ? Comment peut-elle connaître la femme de Flandrin ? Comment sait-elle que la femme de Flandrin, partie depuis longtemps au su de toute la capitale, vient de rentrer dans son foyer à l’improviste !

Et la Chouette regarde cette étrangère des pieds à la tête, elle la toise, l’examine avec méfiance, recule et ne peut parler. Quelle est cette femme ?… Pourtant, là sur sa tête… cette écharpe rouge ! Il semble à la Chouette que jadis elle a vu une écharpe de ce genre, en une circonstance qu’elle ne peut sur le moment déterminer, mais dont elle garde en elle comme une âcre saveur. Et la Chouette, l’esprit troublé, continue de regarder la visiteuse d’yeux où flotte du rêve.

Louison aussi regarde cette inconnue, mais il regarde surtout ses yeux qui étincellent, des yeux si noirs qu’on se demande s’ils sont réels. Et Louison n’en peut soutenir l’éclat lorsque l’inconnue porte ses regards de son côté. Car Louison, pour mieux voir cette femme, a doucement relevé un peu l’abat-jour, et si la lampe éclaire mieux maintenant la physionomie de l’étrangère, elle éclaire mieux la sienne en même temps. Or, ce geste a de suite attiré l’attention de l’étrange visiteuse. Elle a regardé Louison qu’elle n’avait pas remarqué jusque-là. Et le voyant maintenant, elle ébauche un geste de surprise, puis elle paraît trembler, elle perd son soupir, elle pose sur sa poitrine qui s’agite une main fine et blanche…

Quel singulier tableau !

L’inconnue ne regarde plus la Chouette statufiée, mais Louison dont le cœur est saisi d’une extraordinaire émotion.

Mais la scène est si bizarre et pénible, qu’elle ne peut durer longtemps.

L’inconnue le sait et le sent ; et, douée probablement d’énergie et de volonté, elle fait effort sur elle-même, détourne ses yeux noirs de Louison, les ramène sur la Chouette, retrouve son sourire et dit :

— Je vois bien que ma visite t’étonne, Chouette, et mes paroles bien davantage… oui, je le vois bien. Mais n’importe ! peut-être, tout à l’heure, comprendras-tu ce que tu cherches en vain à t’expliquer. Pour l’instant, ne m’offriras-tu pas un siège ?

— Qui es-tu d’abord ? souffle la Chouette dont les yeux rougis expriment la plus grande défiance.

Mais déjà un soupçon cruel traverse son esprit avec la rapidité de l’éclair. Quoi ! si cette femme inconnue était une amante… une autre amante de Flandrin ? Ah ! mais… cette écharpe de soie rouge… Et tout à coup la jeune femme se souvient, elle revoit brusquement une scène douloureuse, et alors son cœur fait si mal que tous ses traits se contractent atrocement ! Et elle sent que sa tête tourne… elle chancelle un peu… peut-être va-t-elle tomber ?… Non. La voix de l’étrangère la retient debout.

— À quoi bon te dire qui je suis ? fait l’inconnue. Puisque tu ne me connais pas, mon nom ne t’apprendrait rien.

— Et toi… tu me connais ? fais la Chouette de ses lèvres blêmes et tremblantes.

— C’est la première fois que je te vois, Chouette, mais on m’a dit ton nom… on m’a dit où tu habites… on m’a dit que tu es la femme de Flandrin Pinchot… alors…

— Qui t’a dit tout cela ? interrompt la jeune femme.

Cette question parut surprendre l’inconnue. Sans cesser de regarder la femme de Flandrin, elle demeure silencieuse et paraît réfléchir.

— Qui t’a dit tout cela ? Parle… parle… insiste la jeune femme.

— Tu veux le savoir ?

— Oui.

— Absolument ?

— Je veux savoir…

— Soit. Écoute donc, Chouette : celui qui m’a dit tout cela… c’est Monsieur le Comte de Frontenac.

En entendant ce nom, la Chouette a fait un autre pas en arrière et sa stupeur est intraduisible. Que dire ? que faire ? Ah ! non, elle ne sait pas !

Le Comte de Frontenac !