coup d’œil par la mince ouverture du volet. Il revint peu après, disant :
— Non, ma fille, Flandrin n’est pas là-dedans. Je n’ai vu que la mère Babeux et ton petit Louison.
— Louison !…
Ah ! l’enfant adoptif de Flandrin, celui qu’elle aimait comme son enfant ! Oh ! non, la Chouette ne l’avait pas oublié lui non plus !
— Si c’est comme vous dites, père Brimbalon, dit la jeune femme un peu rassurée et raffermie, frappez, moi je ne pourrais pas encore !
Elle tremblait, grelottait et pressait toujours sur sa poitrine chaude son petit qui dormait sous le châle de laine bleue.
Le mendiant cogna à la porte du bout de son bâton ferré.
De l’intérieur de la maison partit le son d’une voix un peu chevrotante de vieille femme.
— Eh bien ! demanda la voix, qui est-ce qui vient comme ça après la nuit tombée ?
— Venez ouvrir, mère Babeux. C’est le père Brimbalon qui vous amène une visiteuse.
On perçut une exclamation de surprise d’abord, puis on entendit un bruit de verrous et de barres, et la porte s’ouvrit. Une vieille femme, que le mendiant avait appelée la mère Babeux, tenait à la main une lampe qu’elle élevait au-dessus de sa tête pour reconnaître ceux qui arrivaient. Derrière elle se tenait avec un air timide et curieux à la fois, un adolescent d’une quinzaine d’années : c’était Louison, le collégien et le fils adoptif de Flandrin Pinchot. La clarté de la lampe illumina le visage blême et anxieux de la Chouette. En la reconnaissant Louison poussa un grand cri de joie.
— Ma maman… ma maman… cria-t-il en courant les mains tendues à la jeune femme.
La mère Babeux, dans sa surprise, faillit bien laisser tomber la lampe.
Le collégien s’était jeté au cou de sa mère adoptive. Elle, serrant son petit d’un bras, de l’autre pressait Louison et l’embrassait en pleurant.
La mère Babeux ne semblait pouvoir en revenir ; elle demeurait interloquée et figée.
— Hein ! se mit à rire Brimbalon qui avait observé la contenance de la vieille femme, je vous en amène une visite, mère Babeux !
Disons que cette mère Babeux était une voisine de Flandrin Pinchot qu’il avait engagée pour tenir sa maison et veiller sur son fils adoptif, au moment où il partait pour Ville-Marie, quelque dix jours auparavant.
On sait peut-être que Flandrin Pinchot, qu’on appelait le plus souvent « Capitaine Flandrin », avait été maître-geôlier au Château Saint-Louis et que, pour avoir en certaine circonstance failli à la consigne et à son devoir, avait été démis par le gouverneur, le Comte de Frontenac. Flandrin n’avait pas facilement digéré un tel affront, et un affront qui, pour lui, constituait une véritable déchéance. Sa destitution, en effet, entraînait avec elle la perte de son titre de « capitaine » qu’il aimait tant, et aussi la perte de la rapière de laquelle seule il pouvait, semble-t-il, tirer tous les titres de noblesse.
On sait peut-être encore qu’après être demeuré de longs jours aux arrêts dans sa maison et sous la surveillance de deux gardes par ordre du gouverneur, Pinchot s’était vu libérer un bon matin : et l’on n’ignore peut-être pas que, ce même matin, un inconnu était venu lui proposer la vengeance en l’invitant à se rendre, dans ce but, à Ville-Marie.
Pinchot avait perdu sa femme, il avait perdu sa place au Château, son titre de « capitaine », sa rapière… il avait tout perdu au bout du compte ! Cela exigeait représailles, puisque toutes ces infortunes et ces déboires étaient le fait d’ennemis qu’il connaissait fort bien. Oui, cela demandait vengeance… vengeance même contre Monsieur de Frontenac !
Et Pinchot, saisi par cette soif de la vengeance, avait accepté les offres de l’inconnu. Or, cet inconnu (pour Flandrin) était le lieutenant de police du sieur François Perrot, gouverneur de Ville-Marie par l’influence auprès du roi de l’ancien intendant Talon et par l’appui de Messieurs de Saint-Sulpice, Seigneurs de Ville-Marie. Et Perrot — notons-le — était à ce moment en lutte ouverte avec le gouverneur-général, le Comte de Frontenac.
Et Flandrin avait promis de se rendre à Ville-Marie. Mais pouvait-il laisser seul son fils adoptif qu’il aimait autant que si cet enfant eût été de sa chair ? Non. Louison allait au collège des Jésuites tous les jours, et il n’avait que quinze ans, ne possédait aucun parent (du moins on ne lui en connaissait aucun), et, trop jeune encore, ne pouvait se suffire à lui-même. Il fallait donc avoir quelqu’un pour veiller sur lui et pour, en même temps, tenir la maison de Flandrin. Celui-ci avait pu embaucher la mère Babeux pour quelques écus.
Si Flandrin était parti pour Ville-Marie, personne ne le savait. Tout ce qu’on pouvait dire, c’est que Flandrin Pinchot était parti en voyage. Mais où ?…
Et voici que sa femme, qui l’avait abandonné, revenait à l’improviste, et lui, Flandrin, n’était pas là ! Où était-il ? Le savait-on… le saurait-on jamais ?…
C’est pourquoi la jeune femme, en arrivant ce soir-là et après ses premiers épanchements avec Louison, demeura frappée de surprise et d’inquiétude en apprenant que son mari était parti depuis plusieurs jours pour une destination inconnue.
Brimbalon lui-même ignorait que Flandrin eût quitté la ville.
— Allons ! dit-il à la jeune femme, une fois que celle-ci eût respiré un peu l’air du foyer retrouvé et après que la mère Babeux eût repris le chemin de son domicile… allons ! dit le mendiant, je vais aller faire une tournée par la ville, et j’apprendrai bien, où le diable m’emportera ! ce qu’est devenu ton flandrin de mari. Attends… je reviendrai.
Il était parti.
La jeune femme avait, en arrivant, déposé son petit sur le lit de Flandrin, ce lit qui avait été aussi le sien. Puis, une fois seule avec Louison, elle s’était assise tristement.
Debout près d’elle, le collégien la considérait d’un air non moins triste ; la souffrance qu’il