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L’ÉTRANGE MUSICIEN

neur de Ville-Marie. Bizard était parti avec confiance, sûr qu’il était de par l’autorité du gouverneur-général de remplir sa mission à la lettre. Mais à Ville-Marie Perrot avait été prévenue de l’arrivée de Bizard et des ordres qu’il portait de la part de Frontenac. Il s’indigna de ce que Frontenac osait s’ingérer dans les affaires de son gouvernement, et il résolut de faire entendre nettement qu’il était maître chez lui. Aussi, lorsque Bizard se présenta avec ses gardes et les deux agents de Frontenac, lesquels surveillaient à Ville-Marie les ennemis du Comte, Perrot refusa-t-il carrément de remettre au lieutenant des gardes le prisonnier Flandrin Pinchot qu’il réclamait au nom de Frontenac. Bizard voulut insister, mais il eut le tort de le faire d’une façon trop cavalière. Indigné outre mesure, Perrot le fit saisir par ses gardes et jeter dans le cachot voisin de celui de Flandrin, puis il chassa de sa maison les gardes de Frontenac et ses deux agents. Or, selon les décrets et ordonnances du roi, aucun gouverneur particulier n’avait le droit de mettre quiconque en prison sans un permis du gouverneur-général ou de l’intendant-royal, à moins qu’il ne s’agit de mécréants ou de malandrins. Perrot avait donc outrepassé ses pouvoirs, et, pour le pire, il avait fait au gouverneur-général le plus sanglant des affronts en emprisonnant un de ses serviteurs.

Mais Perrot s’était peu après ravisé, et, croyant amoindrir la faute qu’il avait commise, il avait livré Flandrin Pinchot aux deux agents de Frontenac. Mais Perrot n’avait rien amoindri, rien atténué par ce procédé, car Frontenac était d’une rage impossible à décrire.

Et pourtant, il n’en voulait pas tant à Perrot qu’à ceux qui soutenaient ce dernier à Québec et à Ville-Marie : à Québec, l’évêque et l’intendant ; à Ville-Marie, les Messieurs de Saint-Sulpice et plus particulièrement l’abbé de Fénelon. L’animosité de Frontenac, ou plus justement sa haine contre le parti qui lui résistait grandissait davantage du fait que nous venons de relater. Aussi, de ce jour-là plus que jamais, le Comte jura-t-il guerre à mort à l’évêque et ses partisans.

Lorsque ce premier accès de colère se fut un peu dissipé, Frontenac fit mander Pinchot en son cabinet.

Flandrin, qui avait atrocement souffert de la faim et de la soif depuis une quinzaine de jours, venait de terminer aux cuisines un repas d’ogre qu’il avait copieusement arrosé de vin. Aussi, se sentait-il remis de ses souffrances corporelles et capable de passer sur le ventre de cent canailles semblables aux deux gredins qui l’avaient ramené de Ville-Marie, et qui l’avaient nargué de la plus belle façon.

Naturellement, Flandrin digérait mieux son dîner qu’il ne pourrait jamais digérer les railleries de Polyte et Zéphir Savoyard à son adresse. Il espérait donc se voir bientôt mis en possession d’une bonne rapière et se retrouver libre et face à face avec ses insulteurs.

Mais voici que le Comte de Frontenac l’appelait en son cabinet de travail. Il suivit docilement le valet venu pour le conduire.

En le voyant paraître, le Comte lui dit brusquement :

— Capitaine Flandrin, j’ai besoin de t’entretenir séance tenante. Assieds-toi là !

En entendant le Comte l’appeler « capitaine », Flandrin rougit de plaisir et d’orgueil. Mais remarquant de suite la propreté et le luxe de la pièce et le vilain contraste qu’offraient ses vêtements éclaboussés, il voulut protester :

— Sang-de-bœuf, Excellence, ne me permettrez-vous point auparavant de renouveler mes nippes et nipettes ? Voyez, je suis salaud comme porc sur fumier ! Sang-de-bœuf ! il faut des convenances…

Frontenac sourit.

— Laisse, Flandrin. Tout à l’heure tu porteras velours et rapière, à moins que… Mais j’ai besoin de toi à l’instant. Écoute, capitaine : sais-tu que la canaille complote contre ma vie ?

— Ho ! Ho !… on veut donc toujours vous occire ?

— On ne se lasse point. Que veux-tu, c’est le lot des forts et des puissants. Oui, ma puissance en ce pays et mon prestige à la Cour ont porté ombrage autour de moi. Je dirige avec une volonté de fer et une main d’acier, et j’entends demeurer le maître que je suis. Qu’en penses-tu, Flandrin ?

— Excellence, je vous approuve en tout et partout.

— Bien. Mais ça, pourquoi m’appelles-tu Excellence ? N’ai-je pas droit à un titre plus haut et plus grand ? Dis.

— Excellence, comment voulez-vous que je vous appelle ? fit Pinchot troublé.

— Ha ! ha ! se mit à rire le Comte… tu demandes comment ? Au fait, tu ne sais pas… tu ne peux pas savoir ! Et d’ailleurs comment aurais-tu pu savoir ? Tiens ! Flandrin, approche ! Vois ce que m’écrit le roi de France ! Écoute bien, et tu comprendras, mon Flandrin !

Prenant la lettre du roi posée sur sa table, le Comte se mit à lire ce passage que nous connaissons. Mais il appuya surtout sur ces lignes :

« …Vous êtes mon représentant ; vous êtes là-bas ce que je suis, moi, en mon royaume de France. Vous pouvez, dans ce royaume de la Nouvelle-France, dompter d’une main ferme et douce à la fois ce qui cherche à se dresser contre les pouvoir que je vous ai donnés… »

Le Comte se tut pour regarder Pinchot et lui demander avec orgueil et triomphe :

— Eh bien ! comprends-tu, Flandrin ?… Comprends-tu que le roi de France me confère en ce royaume de la Nouvelle-France son pouvoir, sa puissance et, peut-être, son sceptre ?

Et brûlé d’orgueil, Frontenac guettait d’un œil anxieux, aurait-on pensé, les mots qui allaient tomber des lèvres de Pinchot comme un augure. Or, Pinchot avait compris… il avait peut-être mieux compris les regards du Comte que les mots écrits par le roi de France. Aussi, se courba-t-il respectueusement et répondit :

— Sire, le roi de France ne saurait mettre le sceptre de ce royaume de la Nouvelle-France en meilleures mains que les vôtres. Sire… Majesté… je suis votre serviteur…

Et Flandrin se prosternait de plus en plus,