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L’ÉTRANGE MUSICIEN

ment, et dans son cadre paraît la Chouette et derrière elle Louison. Tous deux, horrifiés, regardent ce spectre enchaîné, écrasé sous leurs yeux, qui halète, gémit, agonise presque ! Sur le coup ils n’ont pas l’air de le reconnaître. Mais bientôt la Chouette, dans une clameur éperdue, demande :

— Ah ! Flandrin… Flandrin… est-ce toi ?

Flandrin, dont la gorge siffle, tourne vers elle un œil vitreux… puis un œil qui s’arrondit à l’extrême… un œil qui grossit, sort de son orbite, vient à l’effleurement de son front ! Ah ! c’est incroyable… il aperçoit là sa femme… sa Chouette qui lui tend les bras… sa Chouette revenue à son foyer, à son mari… Quel rêve ! Ou quel cauchemar !

— Chouette… murmure-t-il seulement en fermant les yeux.

Déjà le peuple accourt de toutes parts attiré par la curiosité. Mais déjà la Chouette commande :

— Vite, Louison… aide-moi !

Tous deux, réunissant leurs forces, tirent Flandrin dans la maison. Ce n’est pas l’homme qui pèse, non ! ce sont ses fers qui l’alourdissent, car lui ne pèse plus que la moelle de ses os !

La porte est refermée et verrouillée solidement. La jeune femme et Louison réussissent à traîner Flandrin jusqu’à un siège. Et, là, Flandrin, retrouve peu à peu haleine. S’il ne parle pas encore, du moins il sourit de bonheur en contemplant sa Chouette.

— Ah ! mon pauvre Flandrin, d’où arrives-tu ? s’écrie la jeune femme tout en larmes.

Louison, un peu à l’écart, considère son père adoptif d’un œil sombre. Il pense et médite.

Flandrin, enfin, retrouve la voix.

— Ah ! Chouette… si moi je te demandais d’où tu viens ? Mais non… tu es ici, je te vois… c’est tout ce que je veux savoir. Mais si tu m’aimes encore, ma femme, sauve-moi !

— De ces chaînes… de ces fers ?

— De l’échafaud que me réserve Monsieur le Comte de Frontenac !

— Le Comte de Frontenac ?… Non ! non ! Flandrin, le Comte ne te fera pas pendre !

— Hein ! que dis-tu, Chouette… bonne Chouette ?

Et Flandrin, comme remué ou agité par un ressort invisible, se lève, se redresse, et titubant, hoquette :

— Dis encore… répète, ma femme… ma bonne femme !

— Son Excellence, ne te fera pas pendre, Flandrin, mon bon Flandrin… elle me l’a promis !

— Promis…

— Oui, Monsieur le Comte me l’a presque juré !

— Chouette ! Chouette ! crie Flandrin avec une joie subite.

— Oui, Flandrin, Monsieur le Comte ne te fera pas pendre, pourvu que tu veuilles racheter la faute que tu as commise à son égard ! Pourvu que tu rétractes ce que tu as signé ! Pourvu que tu signes un autre papier en jurant que, ce que tu as signé contre Monsieur le Comte, tu l’as signé l’épée sur la gorge ! Oui, Flandrin, pourvu que tu dises que c’est faux tout ce que tu as signé, et alors Monsieur le Comte t’épargnera. Mieux que ça encore, mon bon Flandrin… le Comte m’a dit, il m’a assuré qu’il te donnerait un poste… un beau poste dans son Château ! Comprends-tu, Flandrin !

— Ah ! dis-tu vrai, bonne et belle Chouette ?

— Je te jure, Flandrin. Je suis allée voir le Comte, et le Comte m’a promis !

— Ah ! merci, Chouette ! Merci, le Ciel, que tu sois revenue à ton logis ! Merci, le Ciel, que tu m’aies conservé notre Louison ! Tiens ! Chouette, embrasse-moi ! Embrasse-moi, Louison ! … Ah ! que je suis content !

Puis, le regard de Flandrin chercha le berceau… Vide !… Les lits… vides !… Et pour la première fois Flandrin remarqua le deuil de sa femme, ses vêtements tout noirs…

Il la regarda longuement en tremblant…

Elle avait compris. Baissant la tête, elle pleura.

Et Flandrin dit dans un souffle :

— Le petit ?…

Alors la Chouette, en sanglotant, lui apprit la triste vérité.

Flandrin retomba sur son siège et se mit à pleurer.

Mais déjà la Chouette s’agenouillait devant lui, et souriante, malgré ses larmes, lui cria :

— Flandrin… Flandrin… sois courageux… il nous reste un enfant !

Flandrin leva son regard mouillé sur Louison, il sourit, tendit ses mains enchaînées et dit seulement :

— Viens !…

Louison, ému, pleurant aussi, vint s’agenouiller près de sa mère adoptive, et il murmura :

— Oui, je vous reste, papa !

Alors Flandrin sécha ses pleurs et dit :

— Chouette, si le malheur nous a durement frappés dans le passé, regardons l’avenir… il est à nous, il est à Louison !

Il se pencha et posa ses lèvres craquelées par la faim, la soif et la fièvre sur le front pur de sa femme et sur le front pâle de Louison.

— Merci, mon brave Louison… murmura-t-il ! Et puisque tu me restes, tiens ! mon Louison, brise ces chaînes… casse ces fers… Vois, là, ce marteau !… Louison parut s’apprêter à courir au marteau.

Mais la Chouette, se relevant, intervint :

— Non ! Non ! Louison, pas ce marteau, il lui briserait les os avant d’entamer les fers, non ! non ! pas ce marteau ! Tiens ! vois ces chaînes… vois les fers… tout cela ferme à clef ! Va chercher un serrurier !

Louison allait obéir à l’ordre de sa mère adoptive, lorsqu’un grand tintamarre s’éleva sur la rue à une faible distance de la maison. Cris, jurons, clameurs déferlaient en rafales…

Et le chahut grossit, se rapproche et bientôt un terrible vacarme secoue l’atmosphère, la maison et ceux qui l’habitent. Puis un caillou énorme, un rocher heurte violemment la porte… Gonds, barres, verrous, tout saute avec fracas. Et deux hommes, trempés d’eau, jurant, sacrant, la rapière au poing, font irruption dans le logis de Flandrin Pinchot. Comme deux bêtes enragées ils se jettent sur Flandrin.

Louison, déjà, a couru au coffre de chêne, il en a tiré le pistolet qu’on lui a vu déjà à la