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L’ÉTRANGE MUSICIEN

mille bonnes livres bien carillonnantes, donner à notre bourreau la tête du Capitaine ?

— Tout juste, marquis. Néanmoins, si je tenais les trois milles livres que vous dites, savez-vous ce que je ferais séance tenante ?

— Voyons…

— Je donnerais notre capitaine aux poissons de ce fleuve, ce qui serait vite fait.

— Bravo !

Flandrin entendait bien les lazzi de ses deux gardes du corps, mais il ne daignait pas riposter et demeurait muet. Toutefois, en ses prunelles creuses et enflammées on pouvait percevoir quelque chose de terrible à l’adresse de ses deux gardiens. Aussi, pensait-il à prendre sa revanche un jour ou l’autre. Et il se disait :

— Oh ! les sacripants… si j’avais les mains libres et dans l’une de ces mains une rapière, sang-de-bœuf ! ce ne serait pas aux poissons que j’enverrais ces deux brocardeurs, mais au fond de l’enfer où séjourne l’auteur de leurs jours !

Cependant, deux hommes d’équipage avaient jeté une étroite passerelle entre le navire et le quai, et si étroite était cette passerelle que deux hommes ne pouvaient s’y engager de front. Il fallait aller à la file. Et l’étroite passerelle couvrait un espace de pas moins de quatre pieds entre le navire et le quai.

Or, Flandrin Pinchot se doutait bien de ce qui l’attendait à Québec : oui, le Comte de Frontenac l’avait fait tirer de son cachot à Ville-Marie pour le faire pendre au gibet de la rue Sault-au-Matelot ! C’était écrit… c’était fatal ! Mais Pinchot, sans redouter la mort, préférait un autre genre de mort que celui « par la hart au col ». Aussi, depuis qu’il était sorti de son tombeau, depuis qu’il avait revu la terre, l’espace, le ciel clair, avait-il nourri un vague espoir de reconquérir cette terre, cet espace et ce ciel… c’est-à-dire la liberté ! Tout le long du voyage entre Ville-Marie et Québec, Flandrin avait tourmenté et bouleversé son cerveau pour y trouver un moyen de se débarrasser de ses deux gardiens et ensuite de briser ses chaînes.

Hélas ! il n’avait rien trouvé !

Sans doute, il aurait pu piquer une tête à l’eau, car il était fort bon nageur : oui, mais le boulet qu’il avait aux pieds l’aurait tiré jusqu’au fond du Saint-Laurent.

Non, il lui avait été impossible de trouver une issue pour s’échapper de la terrible impasse !

Et voici que Québec s’était dressée, majestueuse et terrible, sur son rocher ! Là-haut, Flandrin avait aperçu la demeure imposante du maître courroucé qui l’attendait pour lui demander compte de sa trahison ! Et, plus bas, au bout de cette rue Sault-au-Matelot, il avait cru voir se dresser, menaçante et affreuse, la potence à laquelle on l’accrocherait par le cou ! Oh ! il la connaissait cette potence rouge-sang ! Combien de fois il avait passé dans son ombrage ! Combien de fois, non sans un frissonnement, il l’avait regardée ! Combien de fois il avait même aidé l’exécuteur des Hautes Œuvres, Mathurin le Bourreau ! Oui, Flandrin croyait la revoir cette potence, et d’autant plus qu’il la savait dressée, là pas loin, et toujours prête à recevoir une victime ! Ô ironie du sort ! après Mathurin le Bourreau, ce serait Flandrin Pinchot qu’on verrait se balancer dans le vent au bout d’une corde ! Et quand ?… Demain peut-être, si pas aujourd’hui ! Oh ! ce ne serait pas long, ce ne pouvait être long, car il se savait d’ores et déjà jugé et condamné ! Au reste, il connaissait trop bien le Comte de Frontenac qu’il avait mortellement offensé, et le Comte d’ordinaire faisait vite et bien, du moins en ces sortes d’affaires ! Donc, valait aussi bien pour Flandrin se considérer de suite comme trépassé !…

Et dire, pourtant, que le ciel et la terre l’invitaient aux béatitudes de la liberté !

Oh ! si seulement il avait eu une main de libre… rien qu’une main !… N’importe !

Voici donc la passerelle.

— Allons, marquis, allez devant, notre prisonnier ensuite, et moi je fermerai la marche !

Polyte Savoyard s’engagea sur la passerelle, puis Flandrin Pinchot, puis Zéphir…

Tout à coup Flandrin lève ses mains enchaînées et les rabat avec la rapidité de l’éclair sur une épaule de Polyte, à qui il donne ensuite une poussée de côté.

Un cri retentissant… une chute terrible… et Polyte Savoyard, ou plutôt le « cher marquis » plonge les bras en avant dans les eaux du fleuve.

Et Zéphir n’a pas eu le temps de pousser un Ho ! de surprise, que Flandrin se retourne comme un tigre furieux avec une agilité et une promptitude extraordinaires, et fait culbuter son deuxième garde du corps en bas de la passerelle. Puis Flandrin bondit, saute sur le quai malgré le lourd boulet qui tient à son pied gauche, et, là, se baissant, soulève la passerelle et la jette à l’eau.

L’équipage est pétrifié sur son navire, et sous ses yeux ahuris, dans l’eau verdâtre et clapotante, les deux bravi se débattent en hurlant et en jurant

Flandrin, lui, court déjà, pas vite, si l’on veut, mais il court quand même… il court vers sa maison. Car, là, il trouvera Louison, son fils adoptif… car, là, il trouvera la mère Babeux… et, là, on lui enlèvera ses fers, ses chaînes et son boulet.

Les habitants de la basse-ville devant cette scène étrange et inattendue demeurent non moins pétrifiés que l’équipage sur le navire. Les badauds s’écartent vivement et avec effroi sur le passage du prisonnier dont la face amaigrie, osseuse et barbue de noir, est sinistre. Vingt fois il serait possible d’arrêter le fugitif, mais personne n’ose… parce que personne ne sait ! On doute, d’ailleurs, que cet homme — si bien qu’on le connaisse — soit vivant ; on s’imagine voir aller un squelette sorti, par on ne sait trop quelle aventure ou prodige, de son cercueil et de sa fosse, et mû maintenant par une magie diabolique ? Ah ! non, personne n’osera toucher à ce spectre, Dieu les en garde !

Et Flandrin court encore sans voir, sans reconnaître ceux qu’il croise. Il court et, enfin, à bout de souffle il atteint sa maison et s’écrase lourdement sur la pierre du perron. Ses fers, ses chaînes, son boulet ont rendu un bruit lugubre et retentissant de ferraille.

De l’intérieur de la maison un cri de femme épouvantée s’élève. La porte s’ouvre brusque-