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L’ÉTRANGE MUSICIEN

un corridor, et, à l’extrémité de ce corridor, un escalier qui le conduisit dans une mansarde. Là, il tira un panneau dans le plancher, et d’un trou sombre attira à lui un vêtement d’étoffe brune, une cape de velours noir, de gros souliers et un violon et son archet. En quelques minutes il se débarrassa du beau justaucorps de soie bleue, de la cravate, de la chaîne d’or, du bracelet, du jonc, de la perruque blonde et enfin des beaux escarpins et de l’épée. Il jeta le tout dans le trou pêle-mêle et replaça le panneau. Il se trouvait maintenant avec une tête méconnaissable. Ses cheveux coupés court étaient presque roux, et sans la belle et opulente perruque blonde son visage avait un aspect tout à fait différent. Il alla à un bassin plein d’eau posé sur une petite table. Il baigna sa figure, en fit tomber fard et poudre ; puis, s’étant asséché, il enduisit sa figure d’une sorte de pommade qui lui donna un teint pâle. Cela fait, il prit dans une poche de son habit une perruque noire et une petite moustache à la mousquetaire, posa la perruque sur sa tête, appliqua avec dextérité la moustache sous son nez et, se regardant dans un miroir, il reconnut sans peine le sieur Basile Legrand, musicien distingué au service de Son Excellence le Comte de Frontenac.

Il se mit à rire avec sarcasme.

Enfin, il mit ses souliers, endossa sa cape de velours, prit son violon et sortit. Il descendit l’escalier quatre à quatre pour aboutir aux cuisines. Il passa à travers l’armée de cuisiniers et de marmitons, sans se soucier de leur étonnement, et gagna la salle du festin. Là, une petite estrade fleurie… Il y monta, s’assit et, d’une main sûre, fit glisser doucement l’archet sur les cordes de son violon…

Et le Comte de Frontenac disait à ses invités :

— À table !…

X


Douze jours s’était écoulés depuis cet incident du Château Saint-Louis.

Pendant ces jours-là aucun événement remarquable ne s’était produit. Dès le lendemain de la fête, cependant, on avait constaté que le musicien de Frontenac avait disparu pour de bon. Toutes ces énigmes avaient intrigué le Comte de Frontenac au plus haut point, et la disparition de Lucie l’avait inquiété. Avait-elle été enlevée par le soi-disant duc de Bonneterre ? Ou bien y avait-il eu connivence entre elle et lui ? Le Comte ne savait trop à quoi s’en tenir. Et y avait-il eu vraiment un complot de tramé contre sa vie ? Le Comte ne pouvait trouver aucune réponse à ces questions. Aussi, voulut-il en avoir le cœur net. Il fit mander le lieutenant de police et le chargea, avec le concours de quelques bons agents, de trouver une solution au problème. Mais après plusieurs jours de recherches le lieutenant de police n’avait pu découvrir aucune trace du faux duc ni de Lucie ni du joueur de violon.

Comme on se l’imagine, l’événement avait couru la ville haute et basse en peu de temps. Cette affaire s’était répandue comme un scandale, ou du moins certaines personnes, ennemies du Comte de Frontenac, avaient voulu y voir un scandale. Quelles scènes étranges, en effet, avaient pour théâtre la demeure du représentant du roi !

Le parti opposé à Frontenac, que dirigeait Monsieur de Laval, avait fait des gorges chaudes sur cet incident. On avait dit que le Comte recevait en son Château des malandrins et des gotons, lorsqu’il ne recevait pas des mendiants ou des gens du bas peuple. On ne pardonnait pas facilement à Frontenac d’affecter un certain mépris pour les gens fortunés, et de paraître donner sa préférence aux gens pauvres et de classe inférieure. On faisait un faisceau de toutes les inimitiés, de toutes les jalousies, et l’on essayait de déprécier le caractère du Comte et d’amoindrir ses qualités. Quant à ses défauts, on en faisait des montagnes. On allait jusqu’à dire que le gouverneur était un libertin sans vergogne. On supposait qu’en son château se déroulaient les scènes les plus ignobles. On parlait d’orgies monstrueuses, de bacchanales… On ne ménageait pas le Comte. Il était pourtant reconnu chez un grand nombre de citoyens que le Comte de Frontenac s’adonnait rarement aux plaisirs, et lorsqu’il prenait quelques délassements, c’était toujours avec la plus grande dignité et la meilleure décence. Oui, mais contre les forts quelle arme, de mieux que la calomnie, la faible nature humaine pourra-t-elle jamais trouver ?

La puissance de Frontenac avait porté ombrage, et surtout le prestige dont il jouissait auprès de la Cour de Versailles. Ensuite, son caractère hautain, sa violence, sa façon cavalière de traiter les grands personnages et de conduire les affaires, avaient plus que piqué l’amour-propre de ceux-là qui, dans le pays, ne voulaient pas se voir surpasser en talents, en qualités, en prestige.

Frontenac n’était pas sans avoir vent des médisances et calomnies répandues sur son compte, car il maintenait dans les entourages de ses ennemis des agents fidèles qui le renseignaient sur les gestes et paroles de ceux qui travaillaient, sinon à sa perte ou à sa ruine, du moins à son rappel en France. Dès la première année de son administration on avait pris le Comte en grippe, et de suite on avait fait savoir au ministre Colbert que le nouveau gouverneur était incapable d’administrer les affaires du pays.

Il est vrai que Frontenac, en arrivant au Canada, avait joliment bouleversé les choses. Ses ordonnances avaient paru despotique, et l’on s’était hautement récrié. On lui avait fait nombre de représentations, on avait rédigé mémoires après mémoires, qu’on lui avait adressés à lui-même ou qu’on avait envoyés à Versailles, pour apporter une restriction à ses pouvoirs. On avait demandé à la Cour d’annuler certaines des ordonnances du Comte, et on avait élevé la voix jusqu’à la menace. Rien n’y avait fait, le Comte avait tenu bon devant l’orage. Et il avait notifié le clergé de ne pas intervenir dans les affaires de son domaine, comme il était arrivé sous ses prédécesseurs, et le clergé s’était insurgé. Mais le Comte était demeuré inébranlable. Pour tout dire, il était venu en Nouvelle-France comme un maître qui entend mener à sa guise et qui ne souffrira nulle ingérence de