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L’ÉTRANGE MUSICIEN

préparer un coup de main contre le gouverneur, et à chaque instant elle s’imaginait voir surgir un serviteur pour l’informer que Monsieur de Frontenac venait d’être assassiné.

Or, comme elle s’y attendait un peu, elle vit la porte s’ouvrir et un homme paraître.

La jeune femme bondit de surprise.

L’homme, c’était le duc de Bonneterre. Il s’avançait maintenant vers elle avec un sourire ambigu sur ses lèvres rouges. Il avançait en multipliant les révérences. La jeune femme se trouvait tellement saisie, qu’elle ne pouvait ouvrir ses lèvres pour parler. Un étau serrait sa gorge et sa poitrine. De suite, elle devina l’ennemi. Comment l’éviter ? Comment lui échapper ? Pourtant, il n’avait pas l’air méchant. La jeune femme hésitait. Un moment elle eut envie de courir à la porte et de s’enfuir, mais la peur la clouait au plancher. Une autre fois, elle voulut jeter un cri, appeler à son aide, mais ses lèvres refusaient de remuer, sa langue demeurait glacée.

Le duc s’arrêta à trois pas de la jeune femme et dit sur un ton plutôt enjoué :

— Je vous prie de m’excuser, mademoiselle, je cherchais Son Excellence. Mais je suis content de voir que le ciel me favorise plus que je ne l’avais espéré. Ces dames en bas sont fort charmantes, mais nulle d’elles ne vaut votre délicieuse compagnie. Pour comble de bonne fortune, ici, nous sommes seuls… tout à fait seuls, en sorte qu’il nous sera loisible de tirer un beau brin d’amour. Qu’en pensez-vous mademoiselle ?

D’une voix indistincte presque et toute tremblante d’effroi, la jeune femme demanda :

— Que voulez-vous de moi, Monsieur ? Si c’est Monsieur le Comte que vous cherchez…

— Tout en cherchant Monsieur le Comte, interrompit le visiteur, je vous cherchais aussi.

— Pourquoi ?

— Pour vous faire l’amour…

L’épouvante empoigna la jeune femme. Elle jeta autour d’elle des regards troublés pour chercher l’issue la plus rapprochée pour fuir, car elle ne pouvait songer à la porte ouvrant sur le corridor, un homme lui barrait le chemin. Il y avait deux autres portes, l’une donnait dans un cabinet de toilette, l’autre dans la chambre à coucher du Comte, et elle savait que par cette chambre elle pourrait gagner un petit salon et de là un corridor. Mais encore une fois elle se sentait incapable de bouger, il lui semblait qu’elle allait tomber, ou que le duc se jetterait sur elle.

Et tandis que ses yeux inquiets cherchaient l’issue tant souhaitée, le visiteur tirait d’une de ses poches une écharpe de soie rouge, et, l’élevant au bout de son bras, disait en ricanant d’une étrange façon :

— Voyez donc cette écharpe, belle demoiselle ! N’est-ce pas un gage d’amour que vous m’avez donné ?

Lucie écarquillait des yeux effrayants.

— Cette écharpe… balbutia-t-elle…

— Oui, précisément celle que je vous ai apportée comme présent de votre père Monsieur de la Pécherolle, Oh ! si elle en a fait du chemin cette pauvre écharpe ! poursuivait le duc toujours en ricanant. Elle finira par avoir une longue histoire. D’abord, un soir que vous alliez proprement occire, dans une ruelle de la basse-ville, cet imbécile de Flandrin Pinchot, celui-ci vous l’arracha par inadvertance, sans le vouloir, sans même savoir ce qu’il vous prenait. Vous-même, je parie, vous ne vous en êtes pas aperçu sur le coup. Plus tard, ne voulant pas laisser entre les mains de Pinchot, ou de sa femme ce corps du délit, vous la faites escamoter par le sieur Polyte Savoyard et Zéphir, son frère jumeau, deux belles canailles ! Et voici que moi, à mon tour, l’autre soir, en votre logis, je vous la subtilise assez habilement pour vous la rapporter, ce soir même, comme étant un présent de votre père. Et vous… vous n’y avez vu que fumée ! Eh bien ! je vous l’ai subtilisée pour la deuxième fois, attendu que j’en ai grand besoin, comme vous allez voir…

Saisie d’effroi, Lucie, de nouveau, chercha une issue pour se sauver… Mais au même instant le duc fait un bond, se jette sur elle, la renverse… Elle n’a que le temps de jeter un cri… Mais de suite le duc la bâillonne brutalement à l’aide de l’écharpe. Après, il la prend dans ses bras, et toujours avec le même ricanement sardonique il reprend :

— Allons ! ma chère Sévérine, nous nous retrouvons donc une fois encore ! Ah ! ma pauvre bonne femme, c’est bien malheureux que tu n’aies pas ici un de tes amants pour prendre ta défense : par exemple, l’imbécile de Pinchot, ou le sieur Bizard, ou l’omnipotent Comte de Frontenac, ou… combien d’autres encore ? Et qui pourrait avec certitude en trouver le nombre exact ? Ah ! pauvre Sévérine, j’avais bien juré de te retrouver et de te tenir une fois pour toutes. Je te tiens… Finies tes amours avec ton Pinchot ! Finies tes amourettes avec ton Comte de Frontenac ! Tiens ! va te promener… va et tant pis si tu te casses le cou, car je te réservais un meilleur châtiment ! Va, belle de mon cœur !…

Le duc avait passé la jeune femme par la fenêtre ouverte. Un moment, il la tint suspendue dans le vide au bout de ses bras. En bas, sous la fenêtre, quatre hommes venaient d’étendre une large couverture. Le duc éclata de rire et lâcha la jeune femme. Elle tomba dans la couverture. Lucie était inconsciente. Les hommes l’enveloppèrent à la hâte dans la couverture et la portèrent à la belle voiture qui avait amené le duc de Bonneterre et sa compagne. Deux des hommes s’installèrent dans la voiture avec leur proie, et l’équipage, sous les coups de fouet du cocher, partit à fond de train.

La cour était déserte, et bientôt le bruit des roues et des sabots des chevaux s’éteignit.

Là-haut, le soi-disant duc de Bonneterre, avait surveillé la scène d’un regard attentif. Quand il eut compris que son entreprise audacieuse avait réussi, que Lucie était bel et bien en son pouvoir, il murmura :

— Pinchot, ma femme… et de deux ! il me reste encore celui que j’ai manqué ce soir, le Comte de Frontenac !…

Il ne riait plus, ses yeux lançaient des éclairs et toute sa physionomie avait une expression terrible.

Il courut à la porte qui ouvrait sur la chambre à coucher du Comte, gagna un petit salon, de là