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L’ÉTRANGE MUSICIEN

plus grande surprise, trouva le billet suivant écrit d’une main d’homme et sans signature :

« Excellence, tenez-vous sur vos gardes, on trame ce soir même votre mort. »

Le comte avait lu ce billet des yeux seulement. Ses traits immobiles, à l’ouverture de l’enveloppe, avaient laissé voir chez lui quelque surprise : puis, ses sourcils s’étaient durement contractés. Lucie l’observait à quelques pas de là. Ce froncement de sourcils l’émut. Elle demanda :

— Est-ce donc une mauvaise nouvelle ?

— Une mauvaise nouvelle ?… fit le Comte en mettant le billet dans sa poche avec un geste manifeste de colère. Non… c’est plutôt une mauvaise farce. Attends-moi ici, je reviendrai dans quelques minutes.

Le Comte quitta son cabinet avec précipitation. Dans le corridor qui conduisait à l’escalier parut un valet venant des étages supérieurs.

— Excellence, dit ce valet, j’ai fait d’autres recherches pour trouver votre musicien, mais je n’ai pu le découvrir nulle part.

— C’est bon, nous le trouverons une autre fois.

Et il s’engagea dans l’escalier suivi par le valet.

En bas, le gouverneur apprit que le duc de Bonneterre était à sa recherche pour lui faire une communication qu’il avait oubliée…

La surprise et la colère de Frontenac s’accrurent. Comment ! cet étranger s’était-il fait le maître dans le Château du gouverneur ? Au lieu d’envoyer un serviteur pour demander un entretien, selon l’étiquette, ce duc se permettait d’en prendre à ses aises ? C’était à voir !

Le Comte alla jeter un regard dans la salle du billard. Le duc n’était pas là, mais une dame lui affirma que le duc avait gagné le vestibule. Le Comte passa dans le vestibule, puis de là dans la grande salle à manger où les serviteurs préparaient le festin qui allait avoir lieu vers les minuit. Pas de duc là. Et le Comte fit le tour de toutes les pièces du rez-de-chaussée sans pouvoir découvrir celui qu’il cherchait.

Enfin, revenu dans le vestibule, un huissier lui dit que le duc avait monté l’escalier une quinzaine de minutes auparavant.

— Mais c’est impossible ! dit le Comte de plus en plus surpris.

Minuit était sur le point de sonner.

La disparition mystérieuse du duc avait semé la stupéfaction dans le Château. Tous les invités du Comte s’étaient réunis dans le vestibule où chacun émettait son opinion ou passait son commentaire.

Tout à coup un cri de femme parut descendre du premier étage, comme un cri de détresse…

Tout le monde se tut, tous les cœurs battirent avec inquiétude. Dans le silence qui se fit de toutes parts, le Comte de Frontenac prêtait l’oreille dans l’espoir que le même cri se renouvellerait et lui fournirait une plus exacte indication. Mais ce ne fut pas un cri qui troubla le silence, ce fut un roulement de voiture et le bruit des sabots d’un équipage lancé au triple galop, et roulement, chocs de sabots sur le pavé, claquements de fouet, tout cela avait paru partir de la cour du Château, traverser la Place d’Armes, puis se perdre dans la ville et la nuit.

Alors le Comte s’élança vers le premier étage, suivi de plusieurs personnes. Il courut à son cabinet. Il se souvenait qu’il avait laissé Lucie seule en lui recommandant de l’attendre. Le cabinet était désert, il n’y avait là personne. Sur l’ordre du gouverneur, gardes, huissiers et valets se mirent à fouiller le Château des sous-sols aux combles, mais le duc et Lucie demeurèrent introuvables.

Frontenac descendit annoncer cette étrange disparition à ses invités. Pour lui, la chose était claire : le complot dont on l’avait prévenu avait été ourdi contre Lucie…

L’événement mystérieux qui venait de se passer avait glacé tout le monde, et dans le silence qui continuait à régner on ne percevait que de faibles murmures ou de vagues chuchotements.

Soudain, dans la salle du festin les cordes d’un violon vibrèrent, et bientôt les accents d’une langoureuse mélodie se répandirent dans l’atmosphère embaumée et tiède.

Un laquais parut pour annoncer que Son Excellence était servie.

— À table ! commanda le Comte.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Voici ce qui s’était passé.

Le soi-disant duc de Bonneterre, une fois rendu au premier étage, avait dirigé ses pas vers le cabinet du Comte. Là, dans la porte close il prêta l’oreille un moment. Puis, avisant plus loin une étagère sur laquelle avaient été rangés des pots de fleurs, le duc y courut et se blottit derrière. Ainsi caché, il tira un poignard de sous son gilet, en arma sa main droite et, les yeux fixés sur la porte du cabinet de travail, il attendit.

Le corridor, éclairé seulement par deux lampadaires, était plutôt sombre, et nul n’aurait pu voir l’étranger derrière l’étagère.

Quelques minutes s’écoulèrent, puis la porte du cabinet s’ouvrit. Le Comte parut. Il avait l’air agité et mécontent. Il fit claquer la porte et s’apprêta à gagner l’escalier.

Le duc s’était redressé, et, son poignard à la main, il allait bondir pour frapper le Comte par derrière ; car Frontenac marchait déjà vers l’escalier. Mais un valet survint tout à coup sortant d’un corridor latéral. Ce serviteur, comme on se le rappelle, venait informer le Comte que le musicien demeurait introuvable. La minute d’après, Frontenac, suivi du valet, descendait au rez-de-chaussée.

— Le coup est manqué ! murmura le duc avec désappointement. Eh bien ! à l’autre… Il ne sera pas dit que j’aurai travaillé pour rien cette nuit !

Et il se dirigea à pas de loup vers le cabinet du Comte.

Lucie demeurée seule, s’était assise près d’une croisée ouverte par laquelle pénétrait la brise de la nuit. Elle était dévorée par l’inquiétude et la crainte, et elle avait hâte que le Comte revint pour savoir ce qu’était devenu le duc de Bonneterre. Car Lucie avait maintenant le sentiment net que ce duc était un imposteur doublé d’un ennemi. Cet homme avait dû méditer et