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L’ÉTRANGE MUSICIEN

lu pas me prêter à cette bizarrerie. Mais il a tant insisté, tant supplié, qu’à la fin je me suis rendue à ses prières.

— L’as-tu interrogé ?

— Oui, mais il a été très réticent dans ses réponses. Il a dit que vous m’instruiriez peut-être, vous Monsieur le Comte, sur sa personnalité et la mission dont l’a chargé le roi de France.

— Ah ! ah ! il a une mission de la part du roi !

— Et une lettre pour vous écrite par le ministre du roi.

— Eh bien ! sourit le Comte, attendons le gentilhomme et nous verrons à quoi nous en tenir.

— Chose certaine, Excellence, une fois que je vous l’aurai présenté, je vous le laisserai à votre charge.

— C’est bon, je m’en chargerai.

Sur ce, la jeune femme avait quitté le Château pour retourner à son domicile.

Demeuré seul, le Comte se mit à réfléchir. Il lui revenait à la mémoire cette note qu’il avait trouvée dans son courrier le jour d’avant, laquelle le mettait en garde contre un certain complot tramé pour attenter à sa vie.

— Voyons ! se dit-il, est-ce que ce duc de Bonneterre serait l’assassin présumé ? J’avais un peu soupçonné le fils adoptif de Flandrin Pinchot. Mais j’y suis maintenant : l’assassin doit être ce duc… un duc de rien probablement ! Et c’est Lucie qui est chargée de me l’introduire !… Mais au fait, cette note que j’ai reçue, n’était-elle pas de l’écriture d’une femme ? Pourtant, ce n’est pas l’écriture de Lucie… Allons ! décidément, je vogue en plein mystère. Eh bien ! attendons, nous verrons bien…

Et le Comte, dans son grand cabinet de travail du premier étage, avait repris sa besogne interrompue.

Ainsi que Frontenac s’en était aperçu, Lucie, depuis l’apparition de ce duc de Bonneterre, ne paraissait pas à son aise. Et elle était encore beaucoup moins à l’aise qu’elle ne l’avait fait voir à Frontenac. Tout en regagnant son logis, elle se disait :

— Oui, étrange visite, et plus étrange personnage encore ! Que peut bien me vouloir cet homme ? Par quelle aventure s’est-il présenté chez moi pour me dire qu’il m’apporte un présent de mon père, M. de la Pécherolle ? Mais mon père ne s’appelle point la Pécherolle… mais mon père est mort. Et moi je n’ai jamais vu la France, je n’ai donc jamais connu un la Pécherolle quelconque. Ce nom, c’est moi qui l’ai imaginé ; et je ne serais pas étonnée d’apprendre que le « duc de Bonneterre » est une pure invention. En ce cas, l’homme qui s’affuble de ce nom ne peut être qu’un ennemi déguisé. Est-ce mon ennemi, ou celui de Monsieur de Frontenac ? Chose certaine, je ne connais pas cet homme, je ne l’ai jamais vu. Mais lui me connaît… J’ai étudié sa physionomie, j’ai analysé le son de sa voix, j’ai scruté attentivement ses gestes, et rien ne me rappelle ce personnage. En tout cas, je suis sur mes gardes, et j’ai mis le Comte sur ses gardes aussi. Il a dû recevoir hier la petite note que j’ai fait écrire par Mélie et que j’ai pu ensuite glisser dans son courrier. Si cet homme veut attenter à la vie de Monsieur de Frontenac, il me semble qu’il s’y prend bien maladroitement. Tant pis pour lui ! car il est certain que le Comte le fera proprement écarteler s’il rate son attentat.

Un peu tranquillisée par ces pensées, la jeune femme poursuivit son chemin vers sa maison.

Or, ce soir-là, on peut juger de la curiosité générale, lorsque vers les dix heures les invités du Comte de Frontenac virent paraître le duc de Bonneterre ayant à son bras Mlle de la Pécherolle.

L’arrivée du duc avait été signalée déjà par un magnifique équipage qui était venu se ranger devant la haute porte du vestibule.

Le personnage créa une impression profonde sur l’assemblée, et tous les yeux se rivèrent sur sa personne. Lui, froid et digne, ne regardait personne, hormis le Comte de Frontenac qui, à une extrémité de la salle, attendait son visiteur : quelques gentilshommes, officiers et fonctionnaires entouraient le Comte.

Le duc était vêtu avec une recherche inimaginable : long justaucorps de soie bleue, gilet de soie blanche sur lequel tombaient les extrémités de sa haute cravate de satin rose frangée d’or, culotte de soie safran, bas blancs, escarpins noirs à hauts talons verts. Perruqué de blond, fardé, poudré, il avait l’air d’un jeune homme. Sa taille, quoique un peu au-dessous de la moyenne, était gracieuse. Son teint était vif et clair, ses yeux très brillants avaient l’air noirs. Avec les joyaux qui complétaient sa toilette — chaîne d’or au cou, bracelet d’or au poignet droit, jonc d’or serti de diamants au médius de la main gauche — le duc apparaissait comme un de ces beaux élégants qui fréquentaient la cour de Versailles. Une courte épée enrichie de pierres précieuses pendait à son côté.

Les invités regardaient peu sa compagne, Lucie, laquelle pourtant ne manquait pas de grâce ni de beauté. Mais elle était connue, et ce soir-là c’était l’étranger qui suscitait la curiosité, sinon l’admiration.

Le duc et sa compagne s’arrêtèrent bientôt devant le Comte de Frontenac dont la physionomie demeurait imperturbable. Il conservait son air froid et hautain. Le duc, d’air non moins hautain, ne parut pas s’émouvoir de l’accueil glacial qui paraissait lui être ménagé. Il était tout à fait maître de lui, et l’on sentait que ce personnage se reposait avec confiance et orgueil sur son rang et sa dignité.

Lucie, d’une voix tremblante et mal sûre, le présenta en ces termes :

— Voici, Excellence, Monsieur le duc de Bonneterre porteur d’une lettre de présentation de Monsieur Colbert.

Le Comte se borna à incliner légèrement la tête.

Un grand silence s’était fait de toutes parts, on eût dit que toutes les respirations demeuraient en suspens.

— Excellence, dit le duc à son tour sur un ton lent et assuré, je viens en ce pays remplir une mission pour le service de Sa Très Haute Ma-