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L’ÉTRANGE MUSICIEN

Serait-ce cet écolier de Messieurs les Jésuites ? Oh ! oh ! mais alors ces Messieurs auraient fait une jolie besogne ! C’est bien, nous verrons !…

Puis, d’un pas violent il marcha à sa table, s’assit et se mit à parcourir son courrier.

IX


Monsieur de Frontenac avait tenu sa promesse à Lucie, le lendemain soir pas moins d’une centaine d’invités, gentilshommes, officiers, fonctionnaires, bourgeois et dames, bourdonnaient dans la salle des audiences transformée en salon. Lustres et lampadaires éclairaient des toilettes somptueuses, des uniformes resplendissants. De nombreuses gerbes de fleurs avaient été disposées çà et là et leur parfum rivalisait avec les fards, les poudres et les eaux de « sent-bon » dont ces dames s’étaient profusément aspergées. Parmi les groupes disséminés dans la salle, les laquais, dans leur plus belle livrée, se faufilaient, les uns portant des corbeilles de fruits, les autres des cabarets supportant des carafes pleines d’un vin rutilant et des coupes du plus pur cristal. Et à mesure que les coupes se vidaient, les conversations s’animaient, les rires éclataient, les bons mots s’envolaient des lèvres joyeuses.

Plusieurs invités se demandaient avec quelque surprise en quel honneur le Comte de Frontenac donnait cette fête. Car tout ce monde avait été pris à l’improviste, n’ayant reçu les invitations du Comte que dans la matinée de ce jour. D’ordinaire, le gouverneur lançait ses invitations au moins quinze jours à l’avance, afin de permettre, aux dames surtout, de préparer leurs toilettes. Aussi, combien de ces belles créatures s’étaient trouvées embarrassées dans le choix de leurs toilettes. Plusieurs avaient couru chez leur couturière, mais le temps trop court n’avait pas permis aux pauvres tireuses de fil, se fussent-elles fendues en quatre, de répondre aux exigences de leurs clientes. Et ces non moins pauvres dames avaient dû se soumettre à leur sort et paraître chez le Comte de Frontenac en toilettes vieillottes. Mais elles n’en étaient pas moins belles et charmantes, et les hommes qui les courtisaient ne regardaient pas tant à la toilette qu’aux beaux bras de rose et aux beaux cous de neige.

Ainsi pris par surprise, les invités ne pouvaient manquer de s’interroger sur l’événement extraordinaire qui avait occasionné cette fête. Bientôt on apprit que la fête était donnée en l’honneur d’un certain duc de Bonneterre, récemment venu de France et envoyé en mission particulière par le roi. Mais là l’étonnement prenait des proportions extravagantes…

— Le duc de Bonneterre !… se disait-on de l’un à l’autre en fouillant les recoins de sa mémoire.

L’étonnement devenait de la stupéfaction, car nul dans la noblesse n’avait jamais entendu parler d’un duc de Bonneterre. Frontenac lui-même, en était à se demander, ce soir-là, s’il n’était pas le jouet d’une mystification.

Dans la matinée de ce jour Lucie était venue au Château, afin de s’assurer que la fête aurait lieu. Alors, aux questions réitérées du Comte elle avait confié le nom du distingué visiteur. On peut imaginer de suite la surprise de Frontenac. Puis il avait demandé à la jeune femme :

— Tu connais donc ce duc depuis longtemps ?

— Depuis avant-hier seulement, Excellence. Oh ! vous ne pouvez pas être plus surpris que je l’ai été. Cet homme s’est présenté chez moi avant-hier, dans la soirée. Il est arrivé à l’improviste. Il s’est excusé en me disant qu’il avait été chargé avant son départ de France d’un présent pour moi de la part de mon père.

— De ton père ! fit le Comte de plus en plus surpris.

— Oui, de Monsieur de la Pécherolle… comme me l’a affirmé ce duc de Bonneterre.

— Et ce présent ? interrogea le Comte avec une certaine méfiance.

— Il ne l’avait pas avec lui, Excellence ; mais il m’a promis de me l’apporter ce soir.

Le Comte garda le silence pour réfléchir. Il ne pouvait douter qu’il y avait là méprise ou mystification. Ce duc de Bonneterre apportait de France un présent à Lucie de la part de son père, Monsieur de la Pécherolle. Or, le Comte savait pertinemment que Lucie était une orpheline, et, sans le lui avoir dit ou fait sentir, il savait encore que Lucie n’était pas une la Pécherolle, puisqu’il avait connu le père défunt de la jeune femme. Quel rôle mystérieux jouait Lucie dans cette affaire ? Que pouvaient bien manigancer ce duc de Bonneterre et la jeune femme ? Le Comte se le demandait. Mais il saurait la vérité bientôt, parce qu’il n’était pas dupe. Si le duc de Bonneterre lui inspirait de la défiance, par contre il avait toute confiance en la jeune femme dont il connaissait le dévouement pour lui et le zèle qu’elle mettait à le servir dans les choses du négoce. Il n’était pas loin de penser que la jeune femme, qui ne pouvait manquer d’ennemis, était prise dans les filets d’une intrigue quelconque de laquelle elle essayait de se tirer avec l’aide du Comte. La chose lui paraissait d’autant plus possible qu’il avait remarqué chez la jeune femme une certaine transformation dans sa physionomie, ses paroles et ses gestes. Lucie, en effet, avait depuis deux jours un air tout à fait mystérieux, et ses paroles et gestes décelaient l’inquiétude et le trouble. Et si elle ne se confiait pas au Comte, c’est probablement qu’elle avait ses raisons. Quant à Frontenac, il n’osait pas trop l’interroger de peur de paraître indiscret. Toutefois, il hasarda encore cette question :

— Et ce duc que tu m’annonces, est-ce un jeune homme ?

— Ni très jeune, ni très vieux, Excellence… quarante-cinq ans peut-être.

— Et il a insisté pour que tu me le présentes ?

— Oui, Excellence. Plus que cela : connaissant mes rapports avec vous par je ne sais quelle aventure, il a demandé que vous réunissiez en votre demeure les notables de la capitale à qui il désire être présenté en même temps. C’est la raison pour laquelle je vous ai prié de donner une fête.

— Étrange façon, murmura le Comte, de se produire.

— Étrange, en effet, et c’est pourquoi je ne vou-