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L’ÉTRANGE MUSICIEN

Frontenac la considéra un long moment d’yeux pleins de douceur et d’yeux qui ne manquaient pas non plus d’admiration. Car la femme de Pinchot était belle, et, comme tous les hommes, Frontenac aimait les belles femmes. Mais ce jour-là, la Chouette, dans son grand deuil qui faisait mieux ressortir la suave pâleur de ses traits légèrement teinte de rose aux pommettes, paraissait être plus belle que d’ordinaire. Et la douleur qui avait brisé son cœur de mère empreignait son visage d’une mélancolique gravité qui attirait de suite la sympathie. Oui, Frontenac, qui n’avait jamais bien vu ou bien regardé cette femme, la trouva belle entre les belles. Certes, femme du peuple, modeste et humble, sans coquetterie, elle ne possédait pas ce raffinement ou cet art de mise, de contenance et d’élégance que l’autre femme, celle qu’on appelait Mlle de la Pécherolle, savait porter, développer et cultiver jusqu’en les moindres détails. Celle-ci était la vraie coquette, celle qui par profession cherche sans cesse à rehausser sa beauté, à l’amplifier par tous les moyens, et qui, de cette beauté se fait une arme, souvent dangereuse pour l’homme, dont elle tente de tirer tous les avantages possibles.

La Chouette était « simplement » belle, et cette simplicité de mise et de maintien avait aux yeux de Frontenac une saveur préférable à celle de l’autre.

Frontenac n’était pas un viveur et encore moins un libertin, mais il se sentait encore assez jeune pour user largement de galanterie avec les belles filles d’Ève. Si, au cours de son premier gouvernement en Canada, il est arrivé à Monsieur de Frontenac quelques aventures galantes, nul ne saurait lui en tenir compte. Seul, sans femme, obligé de paraître dans les fêtes avec les belles dames de la noblesse et de la bourgeoisie, le Comte ne pouvait pas toujours contenir une légère et fugitive passion pour une belle qui avait peut-être, la première, tendu ses appâts. Ensuite, sachant peut-être que sa femme à Paris — surtout depuis que la mort leur avait ravi leur fils — se laissait volontiers faire l’amour par les beaux galants, Frontenac, comme par revanche, sinon poussé par l’ennui pouvait bien, de son côté, manquer quelquefois à ses vœux de fidélité envers celle qui portait son nom. Mais tout cela, encore une fois, ne pouvait être que passager, parce que le Comte aimait sa femme d’abord, et ensuite parce que la Comtesse, là-bas, lui était d’un secours appréciable pour le maintenir au poste élevé qu’il occupait. Disons que les signalés services qu’il avait rendus au roi n’avaient pas suffi pour l’élever à ce poste ; il avait fallu que la Comtesse intriguât et usât de tous ses charmes auprès des grands de la Cour de Versailles pour obtenir pour son mari une charge que bien d’autres personnages avaient convoitée. Le lien de parenté qui unissait la Comtesse de Frontenac à Madame de Maintenon avait été d’un gros appoint pour faire nommer le Comte au poste de gouverneur de la Nouvelle-France. Le Comte savait tout cela et il ne pouvait avoir pour sa femme que la plus entière gratitude. Faut-il ajouter que la Comtesse allait encore l’aider, l’appuyer fortement dans la lutte qui s’était engagée entre lui et le parti de Monsieur de Laval ? Car sans l’appui de sa femme, il est certain que le Comte de Frontenac n’eût pas duré au Canada plus longtemps que n’avaient duré deux de ses prédécesseurs, d’Avaugour et Mézy, que M. de Laval avait réussi à faire rappeler en France.

Il a été dit, du côté des mauvaises langues naturellement, que si la Comtesse de Frontenac avait tant intrigué pour placer son mari à la tête du gouvernement de la Nouvelle-France, ç’avait été pour éloigner un mari dont elle ne pouvait supporter le caractère dominateur. Mais il y a preuve du contraire : Frontenac, n’ayant pas un revenu capable de lui faire tenir le rang qu’il désirait tenir et voulant augmenter ses revenus, avait, sans en avoir parlé à sa femme, entrepris quelques démarches auprès des ministres du roi pour obtenir le poste de gouverneur en Nouvelle-France. Mais comme il n’était pas seul sur les rangs, et craignant que certains de ses concurrents eussent plus de mérites, sinon d’influence que lui, il avait alors demandé le concours de sa femme. Il savait qu’en ce genre d’intrigues la femme arrivait toujours au succès. C’était l’époque de la belle galanterie, elle était de tout et partout : dans le commerce, dans les affaires, dans la guerre même. Ce fut donc l’époque où la femme, belle et intelligente, eut tous les avantages.

Il est, en effet, reconnu que le Siècle du Grand Roi fût le Siècle de la Galanterie. Le roi avait donné l’exemple, et l’on imitait le roi. Cette galanterie était devenue une mode que la Noblesse avait adoptée avec enthousiasme. Déjà, sous François Ier, la noblesse avait pris goût à cette mode. Louis XIV allait lui donner tout son essor. Tant et si bien que la prude bourgeoisie, étonnée et intimidée sous François Ier, allait, sous le Grand Roi, se laisser prendre aux appâts de la mode. Un chroniqueur du temps va jusqu’à dire « que les bourgeois de Paris voulurent surpasser dans l’art de la galanterie la noblesse et les courtisans de Versailles ». C’est donc que la galanterie était alors regardée comme un art dans lequel chacun s’efforçait d’atteindre la perfection. Nous ne savons pas si ces beaux galants recevaient des diplômes « d’artistes », mais il est certain qu’il y avait un nombre considérable d’artistes dans ce bel art de la galanterie, dont le roi le premier…

Et la mode ou l’art allait survivre au règne de Louis XIV. Avec le sceptre de son arrière-grand-père Louis XV allait hériter sa galanterie. Celle-ci passerait ensuite au règne suivant, celui de Louis XVI. La Révolution, avec ses « purs », tel un Robespierre, allait abattre le « grand art ».

Le Comte de Frontenac, pour en revenir à notre sujet, vivant au siècle de la galanterie, pouvait-il échapper au flot qui emportait tout sur son passage ? Mais il eut soin de tenir secrètes autant que possible ses aventures galantes. Pour plus de sûreté — tant il craignait que ses fredaines allassent aux oreilles de sa femme — il choisissait ses amies parmi les femmes du peuple, certain qu’il était que celles-ci sauraient, mieux que les femmes de la noblesse ou