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L’ÉTRANGE MUSICIEN

joute toute la clique d’intrus et de manants qui me cherche noise. Ah ! oui, je les tiens… je les tiens tous… tous… tous… ! Tiens ! ma Lucie, viens voir… viens lire ceci écrit de la main du roi. Assieds-toi là… Bon. Nous lirons ensemble…

Pour se rendre à l’invitation du gouverneur, la jeune femme s’était assise, sans la moindre gêne, sur un bras du fauteuil que le Comte occupait. Et lui reprit :

— Tiens ! vois-tu ce passage ?… Lis, chère belle, lis tout haut…

La jeune femme se mit à lire d’une voix posée ce que nous savons. Tout en prêtant une oreille attentive, tout en souriant de triomphe, le Comte de son bras droit avait entouré la taille exquise de la jeune femme. Et le Comte écoutait encore cette lecture, tout en humant avec délice les parfums qu’exhalait le corps de la belle créature : il écoutait d’une oreille aussi ravie que s’il eût entendu les harmonies d’un concert musical. Il lui semblait qu’une voix d’argent égrenait des paroles d’or, car chaque mot de cette lettre du roi sonnait haut et fort à l’ouïe du Comte. On aurait pu, à cet instant, voir l’orgueil buriner sur ses traits les attributs d’une royauté. Il semblait à Frontenac qu’à ce moment on posait sur sa tête la couronne royale, qu’on mettait entre ses mains le sceptre du monarque tout-puissant. Quelles délices ! Et lorsque la jeune femme eut terminé cette magnifique lecture, elle murmura, non moins ravie que le Comte :

— Ah ! sire, comme le roi de France sait bien parler et écrire !

— N’est-ce pas, belle enfant ?

— On ne saurait mieux parler, Sire !

— Sire… dis-tu ? Pourquoi m’appelles-tu Sire ?

— Pourquoi ?… Mais… cette Nouvelle-France est un royaume… Le roi de France vous l’écrit.

— Je sais bien.

— Est-ce qu’un royaume peut-être sans roi ?

— Non.

— Vous voyez bien…

— Mais le roi Louis ne le dit pas…

— Il le dit à demi-mots : et, mieux encore, il le pense. Sire, vous êtes ici le roi !

— Le roi !… Oui, tu as raison… Oui, je suis le roi, étant le Maître ! Je suis le ROI !… Oh ! être roi… Être le maître… maître unique et absolu !

— Vous êtes ce maître… vous êtes ce roi, Sire !

— En ce cas, embrasse-moi, ô ma reine !… Embrasse le ROI !

La jeune femme entoura d’un beau bras blanc le cou du Comte et posa ses lèvres humides et rouges sur celles du « Roi ».

Ah ! si Flandrin Pinchot eût été là…

Et tous deux, le « roi » et la « reine », éclatèrent de rire.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il a été rapporté en certaines chroniques du temps que le Comte de Frontenac, sur la fin de sa deuxième administration au Canada, vers 1697, eut quelques accès de démence. Il usa d’un pouvoir presque absolu pendant un certain temps, il se crut le Roi et l’unique maître du pays. Au reste, dès sa première administration on l’accusa auprès du roi « d’être un dément », on insinua « qu’il avait la folie du pouvoir absolu et revendiquait pour lui les mêmes pouvoirs que détenait le roi en France ». On assure encore que Monsieur de Laval l’a représenté auprès de Louis XIV comme « un pauvre dément » Quoi qu’il en soit, l’auteur a simplement transposé, dans ce récit, des faits dont l’Histoire semble garder le secret.

VII


Au moment où la jeune femme embrassait « le roi », le valet, qui avait apporté le courrier, entra doucement et comme avec crainte.

Lucie s’écarta vivement du Comte, et lui, d’une voix tranquille et douce, demanda :

— Eh bien ! mon ami, qu’est-ce ?

— Excellence… balbutia le serviteur à demi courbé.

Il rougissait et tremblait devant cette jeune femme qui paraissait le considérer d’un œil moqueur, et, naturellement, il n’osait pas parler.

Frontenac crut deviner que le valet avait quelque chose de confidentiel à lui confier. Il dit en se levant :

— Viens ici, mon ami, et tu me diras ce qui t’amène.

Il entraîna le valet près d’une croisée.

— Eh bien ! fit-il.

— Excellence, répondit le serviteur à voix basse, c’est une visite… une jeune femme en noir… la femme de Flandrin Pinchot !

Le Comte sourit.

— Bon, bon, mon ami, je sais tout cela. Dis à la femme de Flandrin d’attendre un moment. Va.

Le valet se retira.

Le Comte retourna s’asseoir à la table, et sans qu’elle y eût été invitée cette fois, la jeune femme revint prendre sa place sur le bras du fauteuil.

— Voyons maintenant, ma chère Lucie, ce que tu as d’important et de grave à me confier, dit le Comte.

D’abord, Sire, fit la jeune femme câlinement, il faut me dire qui vient nous déranger… C’est une visite, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Et une jeune femme ?

— Ah ! ah ! tu le devines.

— Oui, parce que je suis femme…

— Et tu as le flair de la femme ?

— Oui, Sire.

— Comme çà, tu devines bien aussi qui est cette jeune femme ?

— Non… mon flair ne va pas aussi loin. Mais je compte que vous allez me dire qui elle est.

— Voyons ! es-tu jalouse ?

— Mais non. Toutefois, il est toujours bon de savoir qui peut, des fois, prendre notre place.

— Sois tranquille, ma chère Lucie, fit le Comte en souriant, celle-là ne prendra pas ta place, j’en suis sûr.

— Tant mieux. Tout de même, vous me direz bien qui elle est ?