Page:Féron - L'étrange musicien, 1930.djvu/23

Cette page a été validée par deux contributeurs.
21
L’ÉTRANGE MUSICIEN

trait qui le condamnera, ou qui pourra paraître un indice manifeste que l’accusé est véritablement le criminel qu’on pensait.

Mais rien, pas la moindre chose sur la physionomie de Frontenac pouvait faire penser à Monsieur de Laval qu’il venait de frapper juste. Le Comte demeurait imperturbable et toujours silencieux. Qu’attendait-il pour parler ? Que l’évêque se compromit le premier ? Peut-être ! Car qui prouvait au Comte que ce qu’on venait de lui lire comme venant du roi avait été écrit par la main du roi ? Certes, on lui avait bien lu un passage d’une lettre du roi, mais on ne lui avait montré ni l’écriture ni le nom du roi. En de telles circonstances, le Comte ne pouvait accepter comme authentique cet écrit de Louis XIV ; pour accepter et croire il lui aurait fallu voir. Or, l’évêque ne lui avait montré, et à bonne distance encore, qu’un papier qu’il avait peu après remis en sa poche. Ensuite, Frontenac savait, lui aussi, qu’il était en présence d’un ennemi. Or, un ennemi peut tout faire, tout entreprendre pour atteindre le but qu’il vise. Et cette lettre qu’on venait de lui lire, n’était-elle pas un truc, une embûche pour amener le Comte à un aveu ? Tout cela était possible, et Frontenac n’était pas loin de le croire.

Quoi qu’il en fût, les deux hommes continuaient à demeurer sur la réserve. Tous deux avaient l’air de s’épier, l’un et l’autre cherchaient le défaut de la cuirasse. Qui frapperait le coup décisif ? Et lequel des deux frapperait le premier ? Nous verrons plus tard que l’un des deux allait frapper rudement et, en même temps, « frapper un coup de maître ».

Pour le moment, ce fut Monseigneur de Laval qui rompit le silence.

— Excellence, dit-il, vous aurez compris, par ce que je viens de vous lire de la main du roi, que certains de vos ennemis à Paris ou à Versailles ont dû faire de malencontreuses confidences sur votre compte. Pour ma part, je dois dire et j’aime à vous le dire sincèrement que je partage les mêmes doutes que Sa Majesté. Je ne saurais croire que le Comte de Buade fût un Janséniste, et au roi je répondrai certainement que vous avez été calomnié.

— Merci, Monseigneur, sourit Frontenac avec une certaine ironie moqueuse.

L’évêque ne parut pas voir l’expression de ce sourire qui pouvait constituer un affront à sa personne. Il poursuivit sur le même ton lent, grave et un peu hautain.

— Vous savez, Excellence, que le roi est très sévère pour les gens qui s’adonnent à la doctrine prétentieuse et erronée de Jansénius, et si, véritablement, vous êtes partisan de cette « déplorable secte », selon les propres termes du roi, il vous faut prendre garde de ne pas tomber dans la disgrâce de Sa Majesté.

— C’est peut-être le désir que vous avez, Monseigneur, et le souhait que vous formulez le mieux à mon égard.

— Que Dieu me garde de telles vilenies ! s’écria l’évêque en rougissant un peu. Eh quoi ! monsieur le Comte, oserez-vous me prêter de si bas et si peu charitables sentiments ?

L’évêque commençait à perdre de son calme.

Frontenac, plus calme que jamais, riposta :

— Avouez, Monseigneur, que tous vos sentiments à mon égard n’ont rien de bien charitable.

— Prenez garde, Monsieur, de m’imputer…

— Et je pourrais oser vous dire, Monseigneur, interrompit le Comte sur un ton mordant, que cette accusation dont on me charge et qu’on se plaît à mettre sur le compte d’ennemis de Paris ou de Versailles, a peut-être été pour la première fois imaginée par vous.

L’évêque trembla et s’agita comme s’il eût été souffleté.

— Ah ! Monsieur, dit-il d’une voix frémissante, n’allez pas plus loin, je vous prie !

— Et pourquoi pas ? s’écria le Comte que l’impatience gagnait. Qui commande ici céans ? Qui me dicte des ordres à moi en cette demeure ? Qui règne sur ce pays ? Est-ce Monseigneur de Pétrée ou le Comte de Buade ? Y a-t-il deux maîtres en ce pays, ou un seul ? Voyons, Monsieur, dites ! Si vous commandez en ce pays, je me retire ; mais si c’est moi qui commande, alors…

— Achevez, Monsieur… proféra l’évêque sur un ton froid et hautain.

— Alors, Monseigneur, retirez-vous !

Frontenac ne souriait plus. Sa main frémissante indiqua la porte par laquelle l’évêque était venu.

Monsieur de Laval jeta au Comte un regard chargé de colère.

— C’est bien, Monsieur le Janséniste, je me retire, mais…

— Assez, Monsieur, cria le Comte, car rien n’a prouvé encore que vous êtes moins janséniste que moi !

Et de son pas rude et coutumier Frontenac marcha sur Monsieur de Laval. Celui-ci gagna vivement la porte qui ouvrait sur la salle des audiences s’en alla.

À l’instant même, par une autre porte, un valet parut portant un large plateau d’argent sur lequel était posée une masse de lettres : c’était le courrier du Comte. Derrière le valet venait souriante et coquette, une ravissante jeune femme, en cheveux d’or et en toilette claire… Frontenac, à cette vue, laissa tomber sa colère et il se mit à considérer la jeune femme avec admiration. Et cette femme, c’était encore cette Lucie que nous avons connue… Dans le monde on l’appelait Mademoiselle de la Pécherolle.

VI


L’apparition de cette jeune femme avait suffi pour faire oublier à Frontenac la scène qui venait de se passer entre lui et Monsieur de Laval. Cette resplendissante jeune femme apparaissait là comme un soleil lumineux dans un ciel que l’orage a obscurci un moment. Le front assombri du gouverneur s’éclaira, la salle s’illumina… Et le gouverneur s’étant incliné avec un grand respect, dit en montrant le courrier qu’apportait le valet :

— Si Madame veut permettre pour quelques minutes…