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L’ÉTRANGE MUSICIEN

Après la collation, il descendit dans une petite salle voisine de la salle d’audiences. Là, les fenêtres s’ouvraient sur le port.

Oui, c’était un beau jour… Et le Comte, pensif, s’était arrêté devant une haute fenêtre et paraissait contempler l’exquis panorama qui se développait sous ses yeux.

Mais le Comte regardait sans voir, ses pensées accaparaient tout à fait son esprit. La vue des superbes paysages merveilleusement dessinés par la nature dans cet immense tableau qui s’offrait à son regard ne paraissait pas l’émouvoir ou le captiver. L’animation de la ville, les bruits de tous genres qui s’élevaient de son enceinte, les roucoulements harmonieux dans les feuillages du voisinage, rien ne semblait attirer son attention ou distraire sa pensée. Sa figure demeurait rigide et fermée, son regard gris-bleu se voilait, et, parfois, un geste vague, sans signification, lui échappait.

À quoi pouvait donc penser le Comte de Frontenac ?…

Son esprit paraissait être bien loin… Peut-être que cet esprit venait de traverser les mers… Peut-être que le Comte revoyait la Comtesse, à Paris, où elle donnait de splendides fêtes… Peut-être à la Cour de Versailles où la galante ne dédaignait pas d’accepter le bras d’un galant… Il est possible, en effet, que le Comte se fût représenté les grandioses fêtes de là-bas, les somptueux festins, les enivrantes réjouissances… Car il savait que sa femme était de toutes les fêtes et que son existence était une suite ininterrompue de plaisirs, tandis que lui, en ce pays sauvage et lointain, était sans cesse en butte aux attaques d’ennemis qu’il ne parvenait pas à écraser.

Étaient-ce là ses pensées ?… Mais comment sonder le cerveau de cet homme !

Eh bien ! non… à ce moment le Comte de Frontenac ne pensait pas à sa femme, ni aux plaisirs de Paris, ni à la Cour de Versailles. D’autres visions le retenaient, des soucis le tracassaient, des ennuis de toutes sortes et tout proches de lui suffisaient pour occuper sa pensée plus qu’il n’était besoin.

Après un long moment de méditation, il s’éloigna de la croisée et se mit à arpenter d’un pas rude les dalles de la pièce.

Le mouvement ne parut pas le dérider ou alléger le moindrement le fardeau de ses pensées. Plus il marchait, plus sa physionomie se chargeait. Sous le talon de la botte les dalles résonnaient, et sous chaque coup de talon un de ses traits se crispait. Son visage, après n’avoir exprimé qu’une humeur maussade, s’empreignit de colère et de rage. Ses mains au dos, la tête un peu penchée en avant, le Comte marchait plus vite. Parfois, il s’arrêtait brusquement, une de ses mains ébauchait un geste rapide, violent… un geste qui avait l’air de frapper un être invisible. Puis, le Comte se remettait à marcher, mais plus lentement cette fois.

Car Frontenac possédait un caractère violent. Venu au monde avec un tempérament dominateur, il ne pouvait souffrir d’être dominé… et il se sentait dominé ! Par qui ?…

Nous allons voir.

— Oh ! Monsieur de Laval, gronda sourdement le Comte tout à coup, vous n’avez pas encore gagné la partie !… Non ! non ! vous ne l’avez pas gagnée encore !

Il secoua avec énergie sa tête couverte d’une longue perruque brune, et mille feux terribles s’entre-croisèrent au fond de ses prunelles.

Donc, à ce moment, c’était Monsieur de Laval qui occupait sa pensée et le troublait au point qu’il ne se ressemblait plus. Froid, hautain et d’une physionomie immobile d’ordinaire, le Comte de Frontenac avait, à cette minute précise l’air d’un misérable saisi d’inquiétude et de peur. On eût dit qu’il pressentait un danger dont il ne pouvait déterminer la nature, et qu’il cherchait dans son cerveau affolé une issue, une voie libre par laquelle il pourrait s’échapper. Et sa pensée semble s’agiter de plus en plus, bondir, courir, cahoter tumultueusement.

Mais voilà qu’un sourire détend le masque contracté, entr’ouvre les lèvres minces et pincées. Le Comte s’arrête, pense encore mais d’un front moins ridé, puis murmure :

— Oui, j’ai le moyen de le dompter… je le dompterai !

Et alors, à son insu sans doute, le visage de cet homme retrouve tout à coup son expression ordinaire. Le Comte se tourne vers une haute porte qui donne sur la salle d’audiences ; et comme si, par cette porte close, quelqu’un allait paraître, il relève le front, redresse sa taille, et fier, hautain, terrible presque, il regarde la porte.

— Ha ! ha ! fait-il en ricanant, qu’il apparaisse donc cet homme que je le courbe à mes pieds ! Ah ! oui, paraissez, Monseigneur, je vous attends !…

Bras croisés, défiant, Frontenac ne détache plus ses yeux de la porte immobile.

Mais voici que cette porte s’ouvre… mais elle s’ouvre si lentement qu’elle semble ouverte avec crainte… Puis dans le cadre haut et large apparaît un personnage imposant et vêtu de violet…

Frontenac tressaille violemment, recule, pâlit, se trouble, recule encore et balbutie en s’inclinant avec respect :

— Monseigneur…

Monsieur de Laval a paru !

Frontenac n’en ose pas croire ses yeux, et il demeure incliné.

L’autre, non moins hautain que le Comte, domine… il paraît plus dominateur que celui-là qui se pense le maître absolu du pays. Pourtant, dans l’œil brun de l’évêque il y a un quelque chose qui forme contraste avec le reste de sa physionomie ; son regard contient une expression d’ironie douce, spirituelle et piquante. Mais Frontenac ne voit pas, il se courbe toujours devant l’évêque. Seul, tout à l’heure, le Comte défiait ; à présent, il s’écrase et tremble. Pourquoi ? Par quel prodige ? Pourrait-il l’expliquer lui-même ? Non.

Mais il y a dans cet homme d’église une sorte de prestige qui étonne ; il y a dans son geste comme une puissance mystérieuse qui émeut ; il y a dans son visage un rayon qui éblouit et fascine. Pourquoi et comment tout cela ? Frontenac le sait-il ? Non.