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L’ÉTRANGE MUSICIEN

— C’est entendu, Excellence. Toutefois, laissez-moi vous dire deux mots de suite.

— Voyons, j’écoute.

— Excellence, vous venez de prendre à votre service un musicien inconnu…

— Ah ! tu sais cela ?

— On vient de m’en instruire.

— Tu étais donc en mon Château ?

— Je venais pour vous demander cette entrevue.

— Eh bien ! cet homme inconnu…

— Je veux vous dire seulement de vous défier de lui.

— Tu le connais donc ?

— Oui… non… Je ne sais pas. D’ailleurs, ça serait trop long pour vous expliquer et vous n’avez pas le temps. Mais d’ici demain, c’est-à-dire jusqu’à l’heure où nous pourrons nous revoir, méfiez-vous de cet homme et faites-le surveiller.

— C’est bien.

Sur ce, ils échangèrent un sourire, et le Comte, reprenant de suite son masque sévère et froid, rentra dans la salle d’audiences.

La jeune femme avait paru se retirer. Mais avisant le laquais demeuré au fond du corridor, elle l’appela à elle.

— Mon ami, lui dit-elle, tu as certainement vu le musicien que Son Excellence a pris à son service tout à l’heure, n’est-ce pas ?

— J’ai vu cet homme, madame.

— Eh bien ! si tu veux le surveiller, autant que ton service te le permettra, et me rapporter fidèlement ses gestes et paroles, je doublerai la somme que voici.

Et ce disant elle laissait tomber dans le plateau d’argent que tenait encore à la main le laquais deux écus d’or.

— Madame, répondit le valet rougissant de plaisir et en faisant une profonde révérence, je ferai tout mon possible pour mériter le double de cette somme.

— C’est bien, à demain.

La jeune femme s’en alla avec cette pensée :

— Demain, je saurai exactement à quoi m’en tenir au sujet de ce musicien. Il me semble que je le connais, ou que je l’ai connu naguère. Chose certaine, il me connaît, lui… Oui, demain nous saurons et verrons…

V


Le lendemain de ce jour, un peu avant les deux heures de l’après-midi, la femme de Flandrin Pinchot, toujours inconsolable de la mort de son petit et de plus en plus inquiète sur le sort de son mari, s’apprêtait à se rendre auprès du gouverneur, comme elle en avait été priée.

Elle était en train de jeter sur sa tête et ses épaules un immense voile noir qui tombait jusqu’à ses pieds.

— Maman, dit Louison qui la considérait d’un front pensif et d’un regard inquiet, ne redoutez-vous rien en allant au Château ?

— Que veux-tu que je redoute, pauvre Louison. Monsieur le Comte désire me voir pour me parler sans aucun doute de Flandrin…

— Ah ! maman, interrompit le collégien, si vraiment c’est pour vous parler de mon père que le Comte vous a fait mander, ce sera pour vous dire encore qu’il veut le faire pendre.

— Non, non, Louison, le Comte ne fera pas pendre ton père, je te le jure. Tu peux donc rester tranquille.

— Puisque vous tenez tant à vous rendre au Château, laissez-moi au moins vous accompagner !

— Non, non, mon petit Louison, dit calmement la Chouette en embrassant l’écolier, j’aime mieux aller seule. Tu sais bien qu’il n’y a aucun danger pour moi. Attends tranquillement mon retour, dans une heure au plus tard, je serai revenue.

Peu après la jeune femme quittait sa maison et prenait le chemin de la haute-ville.

Le jour était plein de soleil, le ciel souriant, la brise du fleuve fraîche.

La ville entière était animée et joyeuse.

La Chouette marchait vite. Comme elle arrivait à la rue du Palais, elle rencontra le mendiant Brimbalon.

— Oh ! oh ! s’écria le vieux mendiant avec quelque surprise, on va donc se promener, ma Chouette ?

Brimbalon, en effet, pouvait supposer que la jeune femme allait en quelque promenade, à cause de sa belle toilette de deuil qu’elle avait faite et mise pour la circonstance. Car on ne se présente pas devant le représentant d’un grand roi, comme on se présenterait devant un bourgeois quelconque.

— Non, père Brimbalon, je ne vais pas me promener, répondit la Chouette ; je vais seulement à la haute-ville pour affaires. Dans une heure je reviendrai.

— En ce cas, bonne chance, Chouette. Néanmoins, méfie-toi des mauvaises rencontres. Depuis que je suis revenu de Ville-Marie, il me semble que je vois rôder par la ville des gens dont l’air ne me revient pas. Par exemple, ce jeune homme qui joue du violon devant les belles dames de la ville et devant le Château de Son Excellence. Ce n’est certainement pas ordinaire… Bonne chance, Chouette !

— Non, ce n’est pas ordinaire… pensait encore le mendiant en poursuivant son chemin, tout courbé, boitant et gémissant dans l’espoir d’attraper quelques gros sous des passants.

La Chouette, de son côté, marchait plus vite vers la haute-ville et vers le Château.

Lorsqu’elle atteignit la place, il était deux heures moins dix.

Ce ne fut pas sans une certaine émotion qu’elle pénétra dans la cour du Château.

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Le Comte de Frontenac, ce jour-là, ne s’est pas rendu au réfectoire pour le repas du midi, il s’est fait apporter une collation et quelques bouteilles de vin dans son cabinet de travail. À la collation il a à peine touché ; mais d’un autre côté, et contre son habitude, il a vidé trois bouteilles. Puis, il a donné des instructions à ses secrétaires pour qu’il ne fût pas dérangé avant trois heures. Comme le jour précédent, il portait ce vêtement sombre qui lui donnait un aspect plus froid et plus sévère.