Page:Féron - L'étrange musicien, 1930.djvu/19

Cette page a été validée par deux contributeurs.
17
L’ÉTRANGE MUSICIEN

pour jouer une autre mélodie, laquelle ressemblait à un chant d’amour.

Bientôt toute la cour du Château fut remplie de curieux : gardes, huissiers, valets, portiers, maîtres d’hôtel, marmitons, cuisiniers. Et fonctionnaires, nobles ou bourgeois, officiers, tous s’arrêtaient un moment pour écouter cette musique qui les charmait et les émouvait en même temps. Et la Place du Château devenait de moment en moment encombrée de citadins accourus à la hâte de toutes les parties de la ville. Car jamais encore, répétons-le, aucune oreille n’avait entendu accents plus mélodieux. Le musicien y mit cette fois une virtuosité incomparable.

Durant une bonne demi-heure il charma ses nouveaux auditeurs au point que de longs applaudissements éclataient de toutes parts, et des vivats s’élevaient bruyamment dans l’espace.

Un jeune homme sortit du Château, traversa les groupes de la valetaille et s’approcha du musicien. À sa mise et à sa physionomie on pouvait le prendre pour un secrétaire du gouverneur.

— Mon ami, dit-il au musicien, ta musique a grandement plu à Son Excellence. Si tu veux me suivre, je te conduirai à Monsieur le Comte qui désire t’entretenir.

Le musicien acquiesça et suivit le jeune homme au plus grand déplaisir de ceux qui l’écoutaient. L’homme marchait tête basse sous son grand chapeau de paille roussie, et malgré sa mise pauvre on s’écartait respectueusement sur son passage. Le génie ou le talent sorti des basses couches de la société conquiert souvent des gloires qui éclipsent celles des grands hommes nés sur les sommets.

Le secrétaire conduisit le musicien à la salle d’audiences. À ce moment, Frontenac, toujours vêtu des habits qu’on lui a vus chez la Chouette le matin de ce jour, s’entretenaient avec deux grands personnages : le Chevalier d’Auteuil et Cavelier de La Salle. À l’entrée du secrétaire et du musicien, Frontenac s’excusa auprès de ses visiteurs et vint à la rencontre des deux arrivants.

— Voici l’homme que vous désirez voir, dit le secrétaire.

Le Comte regarda l’inconnu attentivement. Celui-ci avait poliment retiré son chapeau de paille, de sorte qu’on pouvait voir et examiner nettement sa physionomie. Il avait pris une contenance humble qui plut au gouverneur.

— Mon ami, dit le comte à mi-voix, j’aime à t’avouer que ton instrument a charmé mon oreille. Tu es un véritable musicien, chose assez rare en cette Nouvelle-France. Quel est ton nom ?

— Basile Legrand, Excellence.

— Tu es étranger en Québec, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Viens-tu de France ?

— Oui, monsieur le Comte.

— Que fais-tu pour vivre ?

— Voici mon gagne-pain !

— Si je ne me trompe, ton violon ne m’a l’air de te rapporter fortune.

— Hélas ! Excellence, j’ai appris en mettant les pieds sur cette terre d’Amérique que les temps y sont encore plus durs qu’en France.

— Tu as peut-être raison. As-tu un autre métier ?

— Non, Excellence. D’ailleurs ma pauvre santé ne me permettrait pas de me livrer aux rudes travaux de ce pays.

— Oui, je vois que tu n’es pas d’une stature à soulever les montagnes, sourit le gouverneur. Eh bien ! si tu le veux, je te prendrai à mon service à raison de cent livres par an avec le vivre et le couvert. Acceptes-tu ?

— Avec plaisir, Excellence. Quelle sera la nature de mes services ?

— J’y penserai. Seulement, j’aimerai que de temps en temps tu me joues de ton violon.

— Je serai à vos ordres, Excellence.

— C’est bon. On va te conduire aux cuisines pour t’y restaurer, et je te reverrai ce soir.

Et il fit un geste au secrétaire pour lui signifier d’aller conduire le musicien là où il avait dit.

Demeuré seul avec ses deux visiteurs, le Comte marcha rudement à sa table de travail, s’assit et dit :

— Messieurs, voyons sans plus aux affaires d’État.

Malheureusement « les affaires d’État » allaient être dérangées une fois encore : en effet, à la même minute un laquais parut portant une lettre sur un plateau d’argent.

Frontenac prit la lettre avec une certaine humeur. Mais dès qu’il eût vu la suscription, et reconnaissant sans doute l’écriture, il eut un imperceptible sourire.

Ce n’était qu’une petite note ainsi conçue :

« Excellence, il faut que je vous entretienne de suite un instant. Affaires graves… « Lucie ».

Le gouverneur interrogea le laquais :

— Où est cette personne ?

— À la porte, Excellence… à la porte de cette salle.

— Ah ! bien.

Il se leva, s’excusa de nouveau et, précédé du laquais, se dirigea vers la porte indiquée.

Lorsque le laquais ouvrit la porte, une jeune femme en toilette claire se promenait dans le corridor avec une certaine impatience. Elle était vêtue d’une robe blanche, tenait une ombrelle d’une main et sur ses beaux cheveux blonds était posé un large chapeau de paille bleue orné d’une plume blanche.

Le gouverneur reconnut de suite la jeune femme : c’était celle qu’on a connue à la petite maison de pierre de la rue du Palais, et que le lieutenant des gardes avait appelée « Lucie ».

En voyant paraître le Comte de Frontenac, la jeune femme s’arrêta net, sourit avec une grâce charmante et s’approcha vivement de lui,

— Je parie que je vous dérange, Excellence.

— C’est vrai, Lucie. Je suis en train de discuter des affaires importantes avec le Chevalier d’Auteuil et Monsieur de La Salle.

— En ce cas, il nous est impossible de nous entretenir.

— Pas maintenant… même pas aujourd’hui. Mais demain… oui demain, à deux heures de relevée… Est-ce entendu ?