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L’ÉTRANGE MUSICIEN

mour, voulut entourer la taille svelte de la jeune femme. Elle le repoussa doucement.

— Prenez garde, André, dit-elle sur un ton malicieux, vous pourrez déranger ma toilette.

— Lucie… Lucie… cria le Lieutenant avec un accent de supplication, vous ne m’aimerez donc jamais !

— Plus tard, Monsieur… répondit la jeune femme avec une soudaine gravité. Aujourd’hui le temps ne nous permet pas de nous abandonner aux jeux de l’amour, les affaires commandent.

— Oui, c’est vrai, Lucie. J’allais même oublier, devant l’enchanteresse que vous êtes, que Monsieur le Comte m’envoie à Ville-Marie.

— Vraiment ! Pourquoi ?

— Pour en ramener Flandrin Pinchot que le gouverneur de Ville-Marie retient prisonnier en ses salles basses.

— Ah ! ah !

— Quoi ! ne saviez-vous pas que Flandrin…

— Oui, oui, je savais bien cela ; mais non pas que Monsieur le Comte songeait à se venger sitôt de son dénonciateur.

— Si j’en crois ce que j’ai entendu, Pinchot sera pendu dans une quinzaine.

— Tant mieux, fit la jeune femme d’une voix dure cette fois, et tandis que ses yeux étincelaient de haine.

— Enfin, Lucie, vous serez bien débarrassée.

— Oui, mais il en restera un autre…

— Soyez tranquille, cet autre aura son tour.

— Savez-vous ce qu’il est devenu ?

— Non. Je sais seulement qu’il a quitté brusquement le service du sieur Perrot.

— Il faudra que nous ayons l’œil ouvert.

— Nous avons deux bons chiens sur la piste, Polyte et Zéphir, se mit à rire le Lieutenant.

— Sont-ils toujours à Ville-Marie ?

— Oui. Ils guettent et sont tout prêts à mordre.

Ils se mirent à rire tous deux.

Nous les laisserons à leurs affaires, lesquelles ne sauraient nous intéresser pour le moment, et nous reviendrons à cet inconnu, serrant un violon sous son bras gauche et qui était venu s’asseoir sur une borne devant la maison.

L’inconnu avait l’air assez jeune en dépit d’une physionomie souffreteuse. Son visage était maigre et blême, ses joues creuses accentuaient le relief de ses pommettes. À l’encontre de la mode du temps, alors que les jeunes hommes se rasaient soigneusement, celui-ci portaient des moustaches à la mousquetaire. Il n’avait pas l’air riche sous sa cape de velours noir roussi et dans son habit d’étoffe grossière et râpée. Ses pieds paraissaient avoir beaucoup de peine à traîner de gros souliers poussiéreux. Et sur sa tête d’où pendaient en désordre de longs cheveux noirs était posé un large chapeau de paille jauni par le soleil et les pluies. À le voir ainsi comme écrasé sur cette borne par la fatigue, et surtout avec ce violon et son archet sous le bras gauche, on l’aurait pris pour un musicien ambulant, sorte de troubadour ou de trouvère…

Les passants lui décochaient un regard défiant ou curieux. S’il était pauvre, il ne mendiait pas. Il ne tendait pas la main, il ne regardait même personne. Tête basse, les regards abaissés, il paraissait absorbé en de lointaines et brumeuses pensées. Parmi les passants, plusieurs se sentaient remués par un sentiment de pitié : être jeune et si misérable déjà ! Oui, il avait vraiment l’air le plus misérable qui fût.

— Pauvre homme !… soupira une commère allant au marché en compagnie d’une autre.

Les deux femmes lui jetèrent un long regard tout plein de la plus profonde pitié et poursuivirent leur chemin.

Le musicien avait dû entendre l’exclamation de pitié murmurée par la commère, car ses lèvres esquissèrent un sourire… mais un sourire dont on n’aurait pu donner la signification.

Mais encore le sourire disparut aussitôt de ses lèvres livides ; le musicien voyait plus loin une ribambelle d’enfants s’approcher craintivement et curieusement. L’instrument de musique soulevait surtout leur curiosité. Ils se disaient peut-être :

— L’homme est fatigué par une longue marche et il se repose un moment. Tout à l’heure, quand il se sentira un peu remis de ses fatigues, il jouera probablement quelque chose avec ce violon et cet archet.

Les enfants ne furent point déçus dans leur attente.

Une demi-heure s’était écoulée depuis le moment où le lieutenant Bizard avait été admis dans la petite maison de pierre. Puis, derrière lui (il tournait le dos à la maison) le musicien entendit une porte se refermer, et, ensuite, des pas bruire sur le sable de l’allée qui de la rue conduisait à la maison.

Pas de doute, ce pas devait être celui du visiteur que le musicien avait remarqué. En effet, c’était Bizard.

Mais le musicien ne tourna point la tête. Sans changer de posture, il prit son violon et l’archet et se mit à jouer une tendre mélodie.

Peu à peu, les enfants étaient venus jusqu’à ce bouquet d’arbres, de l’autre côté de la rue, là où l’inconnu avait une demi-heure auparavant dissimulé sa présence.

Les enfants, charmés, écoutaient dans un silence religieux. Le musicien, de temps à autre, levait sur eux un regard chargé de rêves, et l’on aurait dit que l’harmonie exhalée par son instrument le transportait dans un ciel réjouissant.

Lorsque Bizard eut franchi la grille de la palissade, il jeta sur le musicien un regard pénétrant. L’homme lui sembla inconnu. Et quoiqu’il se sentit quelque peu touché par les accents si doux de la mélodie, il se dirigea d’un pas rapide vers la haute-ville.

Le musicien continua son jeu. Du coin de l’œil il avait pu voir la direction prise par le lieutenant des gardes.

Après les enfants, des hommes et des femmes du voisinage vinrent à leur tour se grouper à quelques pas du joueur de violon. Tous écoutaient avec ravissement. Ce musicien étranger il faut bien le reconnaître, maniait l’archet avec une maîtrise extraordinaire. Aussi, s’étonnait-on qu’un si parfait musicien se trouvât sans emploi et si pauvre. On était bien tenté de lui jeter quelques deniers, mais personne n’o-