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L’ÉTRANGE MUSICIEN

Elle se rappelait bien ce soir ou plutôt cette nuit du mois de mai précédent, cette nuit où elle avait trouvé son mari gravement blessé et se traînant dans la rue… et il portait avec lui l’écharpe d’une femme ! Or, Flandrin, peu après, s’était presque reconnu coupable d’infidélité…

Non, plus de doute, c’était la même femme, la même amante qui avait dû attirer Flandrin à Ville-Marie et loin de son foyer ! Alors, Flandrin était pour tout de bon et à tout jamais perdu !

Et si vraiment il en était ainsi, elle, la Chouette, qu’allait-elle devenir désormais ! Et pourquoi, alors, était-elle revenue à Québec, à son foyer ? Pourquoi avait-elle regretté tant sa faute et tant souffert loin de son mari ? Ah ! n’était-elle revenue que pour apprendre les plus terribles vérités ? Que Flandrin l’avait, à son tour, abandonnée pour courir à une autre ?

Oui, tout cela était possible… tout cela, la Chouette pouvait le croire !

Et l’étrangère, qui observait avec attention celle qu’elle trompait aussi abominablement, ajoutait :

— Eh bien ! dis, Chouette… une femme ainsi délaissée, ainsi trompée, ne se venge-t-elle pas ? Oh ! si c’était moi…

— Que feriez-vous ? interrogea la Chouette dans un hoquet de douleur et de désespérance.

— Je me vengerais… je me donnerais à un autre homme… j’irais trouver Monsieur de Frontenac et je dirais : « Excellence, mon mari est une canaille… Pendez mon mari, excellence, pendez-le ! »

L’horreur fit bondir la Chouette. Puis s’écartant de l’inconnue, elle s’écria :

— Oh ! si vous êtes une femme, vous devez être une femme monstre ! Allez-vous-en ! À la fin, je pense que vous mentez… oui, vous mentez ! Ah ! je ne sais pas pourquoi, mais je suis sûre à présent que vous me trompez, car mon Flandrin est incapable de faire ce que vous avez dit. Non, Flandrin n’est pas à Ville-Marie, il est à Québec… il est en cette ville quelque part… oui, il y est et je le trouverai ! Quant à vous, allez-vous-en… allez-vous-en !

L’étrangère s’était levée à son tour. Elle proféra avec un ricanement :

— Décidément, Chouette, tu es plus sotte que je pensais.

— Je te dis de t’en aller ! cria la femme de Flandrin exaspérée.

Mais l’inconnue demeurait à la même place, comme si elle n’eût pas entendu. Elle considérait la Chouette avec un mépris auquel, néanmoins, se mêlait une certaine admiration.

Elle allait parler encore, insinuer d’autres abominations peut-être, lorsque Louison s’approcha d’elle. L’inconnue frémit violemment et parut surprise ; on aurait pensé qu’elle avait oublié le collégien à voir la façon dont elle le regardait. Oui, elle le regardait comme si elle l’eût vu pour la première fois.

Louison était très pâle, sa pâleur surpassait celle de sa mère adoptive. Chose curieuse, son jeune visage exprimait une gravité d’homme, sa démarche était celle d’un homme, son geste celui d’un homme, sa parole celle d’un homme… Bref, ce n’était pas un enfant, mais un homme !

Les deux femmes le considéraient avec surprise et curiosité.

Lui ne regardait que l’inconnue. Et son regard était pénétrant comme une lame d’acier ou comme le feu d’un éclair. Et quand il parla, sa voix claironnante d’ordinaire se fit sourde, dure, tremblante.

Il dit :

— Madame, qui que vous soyez, allez-vous-en… allez-vous-en vite… maman le veut !

— Sa mère !… se dit l’inconnue.

Et comme si quelqu’un l’eût frappée avec force, cette femme chancela. Elle ne riait plus, et elle était plus livide que ceux qui lui disaient de s’en aller.

Elle balbutia :

— Ah ! toi aussi tu me chasses !

Il y avait dans ces paroles un étonnement prodigieux, il y avait peut-être aussi un accent de consternation, sinon de douleur.

Louison se dirigeait déjà vers la porte. Il l’ouvrit et attendit que la femme se retirât.

Mais elle ne bougeait pas. Elle regardait l’adolescent d’yeux qui éclataient de folie, et elle demeurait clouée à la même place et comme pétrifiée.

L’impatience s’empara du collégien.

— Madame, reprit-il sur un ton menaçant cette fois, il y a ici des pistolets… Je vous prie donc de sortir !

Ces paroles ranimèrent l’inconnue. Elle baissa la tête et marcha lentement vers la porte. Elle s’arrêta quelques secondes près de Louison.

— Ah ! toi aussi tu me chasses ! dit-elle encore.

Un sanglot obstrua sa gorge. Cette gorge, elle y porta ses deux mains avec violence, peut-être avec rage. Puis, il sembla que ses lèvres lançaient une sourde imprécation. Alors, l’inconnue se jeta brusquement dehors et disparut dans la nuit.

Quelle scène incompréhensible pour Louison et la Chouette !

Louison, ayant refermé la porte, lui et sa mère adoptive se regardèrent comme pour se demander, dans leur étonnement, l’explication des paroles et des gestes de cette inconnue.

La Chouette, enfin, courut à l’adolescent. Peu lui importait cette femme inconnue qui venait de partir d’une manière plus énigmatique encore qu’elle n’était apparue une demi-heure avant. Elle prit Louison dans ses bras, l’enleva et se mit à l’embrasser avec le plus vif amour. Et tandis que ses yeux recommençaient à pleurer, mais à pleurer de joie cette fois, elle balbutia, ses lèvres sur les lèvres de l’enfant :

— Ah ! mon Louison, sais-tu bien ce que tu as dit ? Tu as dit « maman »… Tu as dit « maman le veut » !

Elle l’embrasse plus fort, plus fort encore !

Sous cette avalanche de baisers, l’adolescent ne peut pas parler. Il attend, il parlera tout à l’heure.

— Ah ! oui, tu as bien dit « maman »… répète la Chouette.

Louison, alors, peut parler.

— Si je vous ai dit « maman », ou plutôt si je