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L’ÉTRANGE MUSICIEN

Ce nom, à lui seul, la bouleverse. Pourquoi encore ? Elle ne sait pas !

Et son trouble lui fait oublier d’offrir un siège à l’inconnue.

Celle-ci continue de sourire, mais le mystère dont ce sourire semblait s’imprégner l’instant d’avant paraît faire place à l’ironie. Mais la Chouette n’est pas en état, à cet instant, de trouver une signification à tel ou tel sourire ou d’en estimer la valeur.

L’inconnue va s’asseoir dans le coin le plus sombre du logis, c’est-à-dire au chevet du lit de la Chouette, sur un banc posé là contre le mur. On dirait qu’elle veut s’éloigner le plus possible de Louison, comme si elle le redoutait. Car elle vient de le regarder encore, et elle a vu que l’adolescent ne la quitte point des yeux. Et ces yeux-là se sont agrandis, ils paraissent émerveillés, dirait-on, de la beauté de l’inconnue, à moins que ce ne soit de la hardiesse qui se manifeste dans chacune de ses paroles ou de ses gestes. Mais là où elle vient de se placer, maintenant, Louison la voit moins bien. Mais il la regarde encore quand même…

Pour échapper au trouble que visiblement les regards du collégien suscitent en elle, l’inconnue parle encore à la femme de Flandrin :

— Eh bien ! Chouette, m’entendras-tu ? Je veux te parler de ton mari, et c’est Monsieur de Frontenac qui m’envoie !

Ce nom… ce nom terrible écrase enfin la jeune femme. Elle vient en titubant s’asseoir ou plutôt s’affaisser sur le banc à côté de l’étrangère. Et là elle soupire et demande sur un ton bas et plaintif :

— Ah ! madame, qui que vous soyez, venez-vous me dire que Monsieur le Comte en veut encore à mon pauvre mari ?

— Comment ! tu le plains, ton mari ?

— Si je le plains… Que voulez-vous dire ?

— Ne t’a-t-il pas abandonnée ?

— Lui ? Jamais ! fait la Chouette se rebellant. C’est moi qui l’ai abandonné.

— Mais il est parti… il a quitté son logis ?

— Oui, il est parti, hélas ! et je ne sais où…

— Tu l’aimes donc ?

— Toujours…

L’inconnue sourit encore, mais, là, son sourire contient quelque chose de méchant, de cruel, on ne sait de quoi au juste.

— Tu l’aimes toujours, dis-tu ; mais il t’a trahie, tu sais bien ?

— Je lui pardonne.

— Folle Chouette ! Te pardonnerait-il, lui ?

— Moi… je ne le trahirais pas…

— Pourtant il a mérité d’être trahi à son tour, et il le mérite encore !

— Qu’osez-vous me dire !

— Ce que tu penses sans t’en douter.

Les joues pâles de la Chouette devinrent soudain très rouges, et son front prit la couleur de la flamme. Elle braqua sur l’étrangère des yeux enflammés en lesquels on pouvait voir toutes les colères se déchaîner.

— Voyons ! voyons ! reprit vivement l’inconnue, il faut rester calme. Tu ne le regretteras point, Chouette. Je suis venue te parler, et te parler pour ton bien et ton bonheur. Mais gardons-nous d’élever la voix, pour que n’entende pas cet enfant qui, là-bas, nous regarde. Écoute, Chouette : sais-tu ou veux-tu savoir où est ton mari à cette heure, ou, si tu aimes mieux, à cette minute précise où je te parle ? Dis, veux-tu le savoir ?

L’autre regardait cette femme inconnue sans pouvoir émettre un son de sa bouche.

— Je vais te le dire, repartit la visiteuse, ton mari est à Ville-Marie.

La Chouette n’eut pas l’air de croire ce qu’on lui disait. Sur ses traits qui avaient repris leur pâleur et dans ses yeux toujours brillants se manifestait encore une défiance opiniâtre. Pourtant, à ce sentiment il était possible de voir s’y mêler un peu de curiosité.

— Tu ne me crois pas, poursuivit l’inconnue, je le vois bien. Pourtant, je ne dis que la vérité. Oh ! sache de suite que je n’ai aucun intérêt là-dedans, et que ton mari soit à Ville-Marie ou ailleurs, ici ou là, ça m’est bien égal. Mais on m’a conté tes infortunes, et je sais que ton mari ne vaut pas grand’chose ; alors, femme que je suis comme toi, ma sympathie me commande et j’ai pitié et je veux que tu saches. Donc, ton mari est à Ville-Marie… il vit là avec une femme, sa maîtresse… il y mène joyeuse vie…

La Chouette était devenue livide. Un long tremblement la secoua, mais ses lèvres serrées ne remuèrent pas, ou, si elles remuèrent, elles ne purent exprimer la moindre syllabe.

— Oui, je te dis la vérité, continua l’étrangère, et si tu en veux la preuve, viens avec moi à Ville-Marie, viens demain, Chouette, et je te ferai voir ton mari, celui qu’on appelle le Capitaine Flandrin, oui, je te le ferai voir dans les bras d’une fille, ou cette fille dans ses bras, et une fille, j’aime à te le dire, qui ne vaut pas même l’ombre de ta personne. Comprends-tu ?

Et l’inconnue parlait avec un tel accent de vérité que la pauvre Chouette commença de croire ce que l’autre lui disait. Oui, elle était toute prête à croire que son Flandrin vivait avec une fille, une bonne à rien, une coureuse… Oui, elle allait bientôt croire, parce qu’elle ne savait pas… mais comment pouvait-elle savoir ? que Flandrin Pinchot, à cette minute précises, comme avait dit l’inconnue tout à l’heure, se trouvait enfermé dans un cachot sans air ni lumière et dans les sous-sols du gouverneur de Ville-Marie.

Non, elle ne savait pas, la pauvre Chouette, et c’est pourquoi elle se laissait si naïvement duper.

Alors sa pensée se mit à travailler. Oui, pourquoi tout ce que venait de lui confier l’inconnue ne serait-il pas vrai ? Est-ce que Flandrin n’était pas parti en voyage, comme il l’avait annoncé à Louison et à la mère Babeux ? Oui. Mais pourquoi avait-il tenu secret l’endroit où il allait ? Or ! pas de doute maintenant, c’est qu’il était parti pour aller rejoindre l’ancienne amante… celle à l’écharpe de soie rouge !

L’écharpe de soie rouge !… Oui, semblable à celle que l’inconnue portait, là, sur sa tête !

Oh ! comme lui revenait maintenant avec netteté un passé qui n’était pas loin encore.