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L’ÉCHAFAUD SANGLANT

que Maître Jean, en venant, avait tout à l’heure croisé près de la Porte de la Basse-Ville.

Au centre de la pièce un fourneau pétillait. Sur un côté, une haute et large cheminée se dressait ; mais ce matin-là la cheminée était sans feu, le fourneau à lui seul fournissait suffisamment de chaleur. Plus loin, un buffet ; ici, une huche en bois blanc que recouvrait une sorte de tapis de toile jaune ; là, une haute armoire… enfin, l’ameublement se terminait par des escabeaux, des bancs et deux bergères larges et profondes.

La jeune femme approcha l’une des bergères près du fourneau et dit, invitant le visiteur :

— Voilà pour vous, Maître Jean.

— Merci, belle et ravissante Chouette, tu es vraiment une fille excellente. Ah ! ce chanceux de Pinchot !…

— Et ajoutez bien, Maître Jean : chanceuse de Chouette, fit le maître de la maison en riant. Enfin, poursuivit-il, n’a-t-elle pas eu le choix heureux de mettre la main sur un garçon de mon tempérament ?

Et Pinchot riait plus fort, il riait d’un cœur large et généreux. Son rire était joyeusement accordé et soutenu par le rire de la jeune femme. Maître Jean, lui, comme à son habitude, se bornait à sourire.

Qui était ce Pinchot ?

Il venait d’une lointaine paroisse de la rive Sud du Saint-Laurent, par en-bas comme on disait, et il était issu d’une famille de paysans canadiens. À l’âge de treize ans, il avait déserté le toit paternel et les champs pour venir se réfugier à Québec, car Pinchot ne possédait aucun goût pour la culture du sol. D’un physique précoce et d’une stature avancée pour son âge — car on lui aurait alors donné dix-huit ans — il s’était jeté dans les rudes métiers. Quelque peu fainéant, par nature, il n’avait pas réussi. Apprenti maçon d’abord, il avait été bientôt renvoyé par son patron, parce que, sur le matin, Pinchot dormait un peu plus que de raison et venait toujours en retard sur le chantier. Là, la patronne l’avait surnommé Flandrin et le nom lui était resté. Quoiqu’il s’appelât en réalité Polydor de par son baptême, on ne l’avait plus appelé par la suite que Flandrin Pinchot. Après avoir été mis à la porte par le maçon, il avait pratiqué tous les métiers jusqu’à l’âge de 25 ans. Alors il avait réussi à obtenir une place de portier au Château Saint-Louis, sous le gouvernement de M. de Mésy. Le métier, quoique peu payant, était facile et bon. Là, Pinchot pouvait dormir tout son soûl, car ses heures de service commençaient à neuf heures du matin pour se terminer à cinq heures du soir. Plus tard, sous M. de Courcelle, il obtint le poste de garde-geôlier en second dans les salles basses du Château, là où l’on enfermait les malandrins, voleurs, escarpes, tire-laine, meurtriers, et tous ceux-là, bref, qui manquaient aux prescriptions de la loi ou contrevenaient aux édits, ordonnances et autres.

Ce poste avait plu particulièrement à Pinchot, parce que son titulaire était investi du droit de porter la rapière et le pistolet ; et Pinchot aimait les armes, bien que, à la vérité, il ne se sentit pas beaucoup d’attrait pour le métier militaire. Mais à quoi bon porter rapière et pistolet, si l’on ne sait se servir adroitement de ces armes ? C’est vrai. Seulement, voilà : il n’y avait que deux gardes-geôliers, et le premier, qui se donnait pompeusement le nom de « Capitaine », se trouvait être une sorte de batteur de fer, matamore, capitan, lequel, d’une remarquable habileté aux armes, avait enseigné à Pinchot l’art de manœuvrer. Et lui, Pinchot, qui ne manquait pas de talent, apprit cet art en peu de temps et bientôt il surpassait son maître. Au cours de la dernière année du gouvernement de M. de Courcelle, l’associé de Pinchot avait été trouvé, un matin et sur la place même du Château, baignant dans une mare de sang et trépassé. Bagarre ? Non. Car son crâne avait été nettement scalpé, ce qui permit de penser qu’il avait été la victime d’un traître sauvage… un sauvage qui, pour une raison inconnue, avait exercé contre le matamore une sournoise vengeance.

L’événement était banal. On fit enterrer sans façon le batteur de fer, et Pinchot hérita le poste de maître garde-geôlier. De même que son ancien camarade, il prit le titre de capitaine, titre auquel, bien entendu, il n’avait aucun droit. Assez souvent on l’appelait Capitaine Flandrin, et rien ne causait autant de plaisir à ce brave Pinchot. Alors, il se grandissait, redressait la tête et essayait à se donner une physionomie terrible ; mais il ne réussissait pas toujours cette mimique, parce qu’il possédait une figure trop bon-enfant, des yeux aux regards trop doux et des lèvres trop portées au rire et au sourire. Car Pinchot se trouva alors l’homme le plus heureux de la terre. Pourtant, il avait un regret : c’est que M. de Frontenac, qui l’avait maintenu à son poste, ne lui eût pas assuré ce capitainat sur bon et valable parchemin.

Pour terminer ce portrait, ajoutons qu’à l’âge de 36 ans, un an après être devenu maître-geôlier, c’est-à-dire durant la première année de l’administration de M. de Frontenac, Pinchot s’était marié. Il avait épousé une orpheline de vingt printemps qui, dès l’âge de dix ans, avait été adoptée par un cabaretier de la Basse-Ville. Et aujourd’hui, en cette année 1674, Pinchot se voyait père, ce dont il s’honorait grandement. Pourtant, Pinchot était père depuis pas moins de onze ans, mais père adoptif seulement, et père adoptif de ce jeune collégien, dont on ne savait pas l’âge précis, que Maître Jean avait ce matin-là croisé sur son chemin. Onze ans passés, une vieille femme, voisine de Pinchot, avait quitté la terre et laissé seul un garçonnet d’environ quatre ou cinq ans. Tout ce que savait Pinchot, c’est que cette vieille femme avait elle-même adopté l’enfant dont on ignorait les parents. Pinchot, qui était généreux, prit l’enfant sous sa protection… le petit Louison, comme on l’appelait. Pinchot lui donna son nom. Puis, moyennant quelques sols chaque semaine, il obtint les services d’une femme du voisinage pour tenir la maisonnette et veiller sur le petit. Plus de dix années après Pinchot épousait cette fille adoptive du cabaretier à laquelle on avait donné le surnom de Chouette, mais qui, de son vrai nom, s’appelait Jeanne-Marie Audelaire. De même que le surnom de Flandrin était resté à Pin-