I
OÙ MAÎTRE JEAN FAIT SES VISITES DU MATIN.
— Bonjour et salut, Maître Jean !
C’était une voix d’adolescent — voix claironnante, fière et audacieuse déjà — qui faisait retentir cette matinale salutation.
— Hé ! bonjour, Louison ! Tu vas à la classe ?
— Oui, Maître Jean. Je serai en retard de trois minutes au moins, et c’est pourquoi je me hâte.
— Vraiment, tu seras en retard ? et pourquoi ?
— Voyez-vous, reprit la petite voix de l’adolescent, avec une certaine importance qui aurait pu faire sourire de dédain un personnage moins indulgent que cet interlocuteur de l’enfant… oui, voyez-vous, Maître Jean, avant de quitter la maison je n’étais pas trop sûr de ma leçon d’Histoire, et j’ai voulu la repasser.
— Ah ! ah ! fit paternellement l’autre personnage avec un bon sourire.
— À présent, continua l’enfant, je suis sûr de ma leçon, et je saurai bien la rapporter à mon maître de classe sans en échapper une virgule.
Et il y avait un certain orgueil satisfait dans cette réponse de l’adolescent. C’était un jeune gars canadien, orphelin de père et de mère… ou plutôt on lui connaissait aucun parent, et un profond mystère entourait sa naissance. Il avait tout au plus quinze ans. Il était de belle taille déjà, une taille mince et droite que serrait presque élégamment une petite soutanelle noire. Sous son bras gauche et contre son flanc souple il tenait serrés précieusement des livres qu’une cotonnade grisâtre enveloppait. Et sur ce paquet souvent son regard s’abaissait avec une sorte de tendresse ravie ; de son œil bleu sombre jaillissaient, à ces moments, des rayonnements de plaisir, des effluves de joie mystérieuse. Il devait les aimer gros ces livres, et il les aimait, à la vérité, profondément, puisqu’ils constituaient le bonheur de sa jeunesse. On pouvait voir que les connaissances qu’il y puisait l’enivraient et lui ouvraient dans la vie terrestre des horizons nouveaux et larges dont sa jeune intelligence demeurait tout éblouie. Sa physionomie ouverte étincelait, et sous la couche d’une certaine timidité on pouvait voir naître l’énergie, l’audace et la hardiesse. Malgré ce point d’orgueil naïf qui déjà tourmentait son cerveau et son cœur à mesure qu’il grandissait en science, le collégien demeurait modeste et courtois, et l’on pouvait le constater à la déférence et l’admiration qu’il manifestait à l’égard de l’autre personnage.
Celui-ci était un vieillard, de taille moyenne. Ses longs cheveux blancs pouvaient indiquer son âge sans qu’il fût besoin de le lui demander. Mais lui n’avait nulle honte à le dire : il portait aisément ses soixante-dix ans. Il les portait si aisément qu’on ne les lui aurait pas donnés. Son visage, sans rides encore, était replet et légèrement rosé aux joues. L’œil était clair et vif, un œil bleu pâle au fond duquel on lisait la bonté et l’honnêteté. Son regard était, comme ses lèvres, souriant, hormis, de temps à autre, une ombre d’amertume qui s’y glissait furtivement. À tout prendre, ce personnage âgé de soixante-dix