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L’ÉCHAFAUD SANGLANT

bond et partit à toute course sur les talons de son frère jumeau, Polyte.

Flandrin ne put retenir un rire énorme… mais un rire qu’il n’eut pas le temps d’achever. Soudain, quelqu’un par derrière survenait en rafale et lui plantait dans le dos la lame d’un poignard et par trois fois.

Flandrin vit mille éclairs danser devant ses yeux. Une sueur abondante monta jusqu’à la racine de ses cheveux. Il sentit qu’une grande faiblesse l’envahissait. En effet, il échappa sa rapière. Puis il chancela. Il voulut tendre les bras et les mains comme pour chercher un appui et ne pas tomber. Dans ce mouvement sa main droite toucha quelque chose de soyeux… un tissu quelconque. Les doigts de Flandrin se crispèrent sur le tissu. Et Flandrin tomba emportant dans sa chute le léger tissu que, par le toucher, il crut reconnaître pour une écharpe.

C’est en s’affaissant sur le sol que Flandrin jeta ce cri :

— Au meurtre ! À l’assassin !

Or, l’assassin n’était autre que Lucie, son amante, qu’il n’avait pu voir. Oui, Lucie qui enrageait contre les deux poltrons qu’elle avait embauchés. Et la jeune femme se trouvait à ce moment tellement énervée qu’elle ne parut pas s’apercevoir que son écharpe rouge s’en allait avec Flandrin. Aussi, en voyant sa victime s’écrouler, eut-elle l’assurance qu’elle avait frappé juste et à mort. Cela lui suffisait. À son tour elle s’élança en courant vers la rue Sault-au-Matelot.


XIV

SA FILLE !


Elle court, parce qu’elle veut rattraper ces deux couards que sont Polyte et Zéphir. Elle butte soudain contre un obstacle. C’est un homme qu’elle ne peut reconnaitre… c’est Maître Jean. La jeune femme se relève et reprend sa course. Une fois qu’elle a atteint la rue Sault-au-Matelot, elle semble quelque peu hésitante. On croirait qu’elle ne connaît pas le chemin qu’elle doit suivre. Plus loin, à sa gauche, l’incendie qui dévore rapidement la cambuse de Mathurin grandit de minute en minute. La jeune femme n’hésite pas longtemps. Elle se remet à courir… et elle court du côté de la potence sans le savoir, peut-être, tant l’obscurité quelque peu rougie par les lueurs de l’incendie lui parait opaque. Elle court encore cinq minutes pour s’arrêter tout à coup devant une lumière qui se balance dans les airs. Qu’est-ce cela ? Elle halète et, curieuse, quand même, elle se rapproche. Elle se rapproche assez, qu’elle découvre bientôt une lanterne accrochée à une poutre quelconque. Mais elle comprend de suite et elle fait un pas de recul… c’est la potence ! Pourtant, une potence c’est peu de chose ! Oui, mais là dans la clarté que dessine la lanterne elle voit un homme, qu’elle ne peut de suite reconnaître, se débattre, gémir et râler au bout d’une corde.

Lucie demeure là quelques secondes comme statufiée. Elle est incapable d’avancer ou de reculer encore, tant l’horreur ou l’épouvante la glace.

Elle regarde de toute la puissance de ses yeux.

— Quel est ce pendu ? se demande-t-elle avec un trouble étrange qui lui fait mal. Ce ne peut être « lui », puisqu’il doit être mort depuis longtemps ! Oh ! qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Et ne dirait-on pas que cet homme vient d’être hissé à cette poutre ?

Elle voulut savoir, et pour savoir elle dut approcher ; car du point où elle se trouvait, elle ne pouvait voir que très indistinctement la lanterne, la charpente du gibet et le pendu. Mais c’est ce pendu, surtout, qu’elle veut voir.

Elle s’avance à pas doux. Elle entre peu après dans le cercle de lumière que décrit la lanterne. Alors, elle peut voir cet homme qui pend à cette corde et qui ne cesse de gigoter et de râler. Mais elle n’a pas le temps de voir tout à fait : une ombre humaine, qu’elle n’a pas vue venir, se dresse soudain devant elle. Et cet homme — oui, un homme, c’est tout ce qu’a pu voir Lucie — se jette sur elle, l’étreint, la renverse sur le sol et la maintient solidement sous lui. Et cet homme inconnu… ce spectre, peut-être, se met à ricaner avec un accent diabolique tout en approchant sa face terrible de la figure de la jeune femme.

Elle, alors, aime mieux fermer les yeux que de regarder ce revenant, et elle pense, dans son épouvante, qu’elle va mourir.

— Quoi ! n’en est-ce pas assez pour mourir de peur, lorsqu’elle vient de reconnaitre, dans l’homme qui l’étreint de deux mains de fer, celui que Mathurin le Bourreau a pendu… celui que Maître Jean a dépendu ensuite !

— Toi !… fait la jeune femme. Oh ! est-ce possible ?

— Oui, moi que tu as fait pendre, répond l’autre. Oui, moi qui vais te pendre à présent ! Tiens ! vois là ce pendu…

La jeune femme leva les yeux automatiquement pour ainsi dire. Cette fois elle reconnut l’homme au bout de la corde.

Mathurin le Bourreau ! balbutia-t-elle en frissonnant de terreur.

— Oui, c’est bien l’homme qui m’a pendu !

— Mais… qui donc t’a dépendu ?

L’autre se mit à rire avant de faire cette réponse :

— Ton père, ma chère femme… oui bien, ton père ! Oui, mais s’il m’a dépendu, c’était pour me rependre, je m’en doute bien ; car on ne sait jamais avec ces vieux insensés. Seulement, voici que survient cet animal de Mathurin le Bourreau qui avait oublié hier soir sa poulie. Or, ton père, après m’avoir dépendu, m’avait attaché à ce poteau durant une absence qu’il avait projeté de faire je ne sais où. Et j’étais en train de me demander ce que la vieille brute allait bien faire de moi, lorsque survient Mathurin. En m’apercevant dépendu et attaché là à ce poteau, il se met à rire et dit :

— C’est bon. Nous allons tisser une autre corde et je viendrai te rependre.

— Il m’empoigne après m’avoir détaché du poteau, me charge sur son épaule et m’emmène chez lui pour attendre qu’il ait tissé une autre corde. Là, il me lie les pieds et me jette sans façon sur son plancher sale et puant. Je médite. Enfin, la corde est tissée. Mathurin s’en va