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L’ÉCHAFAUD SANGLANT

lent. Il demeurait un peu étourdi quand, soudain, il reçut sur la tête un coup qui l’assomma presque… un coup qui lui parut asséné avec le pommeau d’une rapière. Il tomba et sentit qu’on enjambait son corps sans cérémonie et qu’on poursuivait sa course. Décidément, Maître Jean n’avait pas de chance cette nuit-là. N’importe ! le chapeau de Maître Jean avait heureusement amorti le coup de pommeau, et, quoique un peu plus étourdi, il voulut se remettre debout. Voyons !… là encore… il n’était pas à demi relevé que quelqu’un vint buter contre lui… Il s’affaissa de nouveau, mais aussi le personnage inconnu, lequel tomba pardessus Maître Jean.

— Allons ! qu’est-ce que c’est que ça ? fit une voix de femme.

La surprise de Maître Jean dépassait les bornes de la réalité, que la femme inconnue se relevait promptement et reprenait, elle aussi, sa course dans la direction de la rue Sault-au-Matelot.

— Voici, se dit Maître Jean qui se relevait, l’épisode le plus bizarre de ma vie ! Mais quelle est cette femme ?…

Il croyait l’entendre courir là-bas. Il croyait même entendre encore sa voix. Sa voix ?… Mais cette voix ?… Non, elle ne lui était pas tout à fait inconnue ! Où donc avait-il entendu déjà cette voix de femme ?

Il fut aussitôt saisi par le désir violent de savoir qui était cette inconnue ; et il lui semblait que c’était une jeune femme, très jeune même, rien que par le timbre claire de la voix.

Il se met à courir vers la rue Sault-au-Matelot. Il oublie celui qui vient d’appeler au secours. La pensée de cette femme emplit tout son cerveau. Il veut savoir… il saura.

Mais le pauvre vieillard ne peut aller bien loin, étourdi comme il est. Il manque d’haleine tout à coup. Contre le mur d’une maison il s’appuie pour reprendre vent, pour laisser l’étourdissement se passer. Cinq minutes lui suffisent, et il repart, moins vite, essayant de ménager son haleine et ses forces.

Il aboutit à la rue Sault-au-Matelot. Il s’arrête brusquement et prête l’oreille… oui du côté où se dresse le rouge gibet. Quoi ! là, de ce côté sinistre, n’a-t-il pas entendu des cris de femme ? Il lui a même semblé que ces cris étaient ceux d’une femme qu’on égorge. Chose plus étrange : il lui a même paru que la voix de cette femme, là-bas, avait le même son que celui qu’il avait, l’instant d’avant, entendu.

Oui, il doit se passer quelque chose au gibet !…

Un autre cri… toujours un cri de femme… traverse l’espace ténébreux.

Maître Jean, avec une partie de ses forces reconquises, s’élance.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pour avoir l’explication des cris « au meurtre » entendus par Maître Jean et, ensuite, celle des cris de femme venant de la place de la potence, il faut revenir à Flandrin Pinchot.

Après avoir quitté son amante, Flandrin, pensif et toujours rongé par la jalousie, s’en allait du côté de son domicile d’un bon pas, sans se douter, comme on le comprend, que deux assassins, Polyte et Zéphir, essayaient de le rattraper. Lorsque Flandrin Pinchot atteignit la rue Sault-au-Matelot, il entendit la voix fausse et quelque peu rocailleuse de Mathurin le Bourreau qui chantait en se dirigeant vers la place du gibet. Il n’y prit pas garde le moindrement, car sa tête éclatait sous le flot tumultueux d’autres pensées. Si Flandrin, à ce moment, entendait quelque chose, c’était comme en rêve ; s’il voyait un objet quelconque, cet objet lui semblait naître d’un songe… car Flandrin ne pensait qu’à son amante, la belle et ravissante Lucie ; il ne voyait qu’une chose, l’image enchanteresse de l’exquise créature. Distrait et préoccupé comme il était, il vit tout de même cette lueur rougeâtre se dégager subitement au-dessus des toits de la basse-ville. L’instant d’après, les rues et ruelles s’emplissaient de gens effarés qui couraient en tous sens en poussant des cris. Pour ne pas se mêler à cette tourbe en émoi, il enfila une ruelle qui, tout en allongeant son chemin, le conduisait à sa demeure. Sur cette ruelle il n’y avait que des baraques vides, entrepôts quelconques, anciennes tavernes que le guet avait fermées pour désordres.

Flandrin, là encore, et malgré les ornières aussi profondes que des trous, malgré les flaques d’eau boueuse, marchait d’un bon pas. Tout à coup il entendit une voix appeler derrière lui :

— Capitaine ! capitaine !

Il s’arrêta.

Il crut voir deux ombres humaines venir vers lui.

— Holà ! cria-t-il, que me veut-on ?

Nulle voix me répondit à la sienne. Mais la minute d’après deux gaillards, que Flandrin n’eut pas de peine à reconnaître, se jetaient sur lui la rapière au poing.

Pour ne pas être embroché, Flandrin n’eut que le temps de se jeter de côté et de tirer sa rapière.

— Je suis content de vous voir, mes canailles, ricana-t-il, j’ai une revanche à prendre contre vous. Allons ! il fait noir, on n’y voit que peu, mais c’est égal, on connaît son métier !

Et Flandrin se mit à jouer de sa lame… à jouer un jeu qui embarrassa tellement les deux « canailles » que celles-ci durent s’en tenir à la défensive. Pendant un moment il y eut un curieux froissement de fer, puis Polyte échappa son arme. Zéphir, maintenant seul adversaire de Flandrin, essaya de tout son possible et de son habileté à parer les rudes coups que lui portait notre ami. Heureusement que l’obscurité le protégeait, car Flandrin travaillait un peu à l’aveuglette. Tout de même, la rapière de Flandrin effleurait très souvent et de très près la peau de Zéphir qui en avait le frisson de la petite mort. À l’écart, Polyte, furieux, cherchait en vain sa rapière qu’il ne pouvait retrouver dans les ténèbres. Le claquement des deux autres rapières parut, à la fin, l’effrayer. Il cria :

— L’animal va finir par t’embrocher, Zéphir… Détalons et au diable Madame !

Zéphir, qui ne demandait qu’à se tirer de cette mauvaise affaire, n’en voulut pas entendre davantage ; il tourna le dos à Flandrin, fit un