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L’ÉCHAFAUD SANGLANT

qui avaient les premiers découvert cette lueur d’incendie, c’était Maître Jean, et voici comment.

On se souvient que Maître Jean, après avoir vu Flandrin sauter dans la berline de la jeune femme inconnue — car le vieillard n’avait pu voir les traits de cette femme assez nettement pour la reconnaître — on se rappelle donc que Maître Jean s’était dirigé vers son domicile avec l’intention d’y prendre une arme par simple précaution. Car, répétons-le, le vieillard était assailli depuis le commencement de cette nuit par de funestes pressentiment. Il trouva Mélie, sa servante, qui l’attendait avec la plus grande anxiété. Maître Jean la rassura en lui confiant qu’il avait des affaires très sérieuses et pressantes à arranger avec certains personnages de la ville, et il lui promit qu’il serait de retour aux petites heures du jour. Sur les conseils de son maître et quoique peu rassurée, la servante consentit à se coucher. Maître Jean pénétra dans sa chambre, ouvrit un coffre de chêne solidement cadenassé et dans ce coffre, où l’on pouvait voir une grande quantité de pièces d’or et d’argent, il prit un pistolet qu’il enfouit dans une poche intérieure de son manteau. Il s’en alla aussitôt à pas feutrés.

Quatre heures allaient sonner, de sorte que Maître Jean passa de la haute-ville dans la basse au moment où Flandrin Pinchot quittait le logis de son amante.

Lorsque le vieillard arriva à la rue Sault-au-Matelot, il vit venir de son côté Mathurin le Bourreau avec sa lanterne, son échelle, sa corde et sa poulie. Comme on le sait Mathurin s’en allait au gibet. Il chantait encore, tellement il était gai cette nuit-là. Maitre Jean se colla vivement contre le mur d’une taverne et ne bougea pas ; il ne voulait pas être vue de l’exécuteur. Mathurin suivait le milieu de la rue, et lorsqu’il passa devant la taverne silencieuse et sans lumière, il chantait le couplet suivant :


On pend comme ci :
Hop ! hop ! qu’on me passe la corde…
Ni pitié ni miséricorde !
On pend comme ci :
Pendu, pendant, pendor, pendi !


Il s’éloigna, à demi ivre et titubant.

Maître Jean sourit et murmura :

— Le hasard me sert bien, mon homme doit être seul à la cambuse. Allons ! Mathurin, j’espère que tu ne m’en voudras point de t’avoir épargné une rude besogne ! De mon côté, je te revaudrai pour m’avoir préparé l’échelle, la poulie et la corde.

Et le vieillard reprit sa marche d’un pas plus rapide.

Lorsqu’il atteignit la ruelle où s’ouvrait l’impasse de Mathurin, il s’arrêta net en croyant voir surgir au-dessus des toits des masures une petite lueur rougeâtre.

— Voyons ! qu’est-ce que c’est que ça ?

La lueur paraissait grandir assez rapidement. Puis, le vent apporta le bruit d’un certain crépitement. Maître Jean comprit de suite qu’un bâtiment quelconque brûlait. De temps à autre une mince colonne de fumée assombrissait la clarté rouge. Puis le vent dissipait la fumée et la clarté vacillait vivement.

Maître Jean partit en courant. L’impasse n’était plus très éloignée, et Maître Jean n’eut pas de peine à deviner que la bicoque de Mathurin brûlait. Il accéléra sa course… Mais tout à coup un homme, qui courait aussi et en sens inverse, se heurta violemment à Maître Jean. Le vieillard perdit l’équilibre et tomba. L’inconnu fit entendre un juron grossier et poursuivit sa course. Les flammes, qui s’élevaient davantage de moment en moment, trop souvent obscurcies par la fumée, ne répandaient sur les alentours qu’une clarté imprécise. C’est pourquoi Maître Jean, là encore, ne put savoir qui l’avait ainsi culbuté. Il se releva promptement et se remit à courir vers l’impasse. Mais là, il ne trouva qu’un brasier ardent. Depuis un moment, toute la ville était en rumeurs, et des cris et des appels retentissaient de toutes parts. Maître Jean, ne voulant pas être surpris dans cet endroit par crainte de passer pour l’incendiaire, s’éloigna de suite et en rasant les murs des baraques et masures.

Des hommes et des femmes pourvus de falots couraient, en suivant le milieu de la chaussée, vers le lieu de l’incendie.

Là encore, Maître Jean s’arrêta pour se glisser entre deux bâtiments voisins et qui se touchaient presque, car il craignait d’être aperçu par les gens qui passaient près de lui. En attendant que la rue fût libre, il pensait.

— Oui, se dit-il après un moment, le feu s’est chargé de me débarrasser d’une canaille. Oui, mais j’y perds tout autant que Mathurin perd sa cambuse, puisque je n’aurai pas le secret que je cherchais !

Quand la rue fut à peu près tranquille, le vieillard se hasarda à poursuivre sa route. Il avait tout simplement décidé de regagner son logis et de libérer son cerveau du fardeau qui l’appesantissait. Mais il eut de suite l’idée de se rendre à la potence pour avertir Mathurin de ce qui se passait… à moins que Mathurin ne fût déjà rendu sur le lieu de l’incendie.

— N’importe ! se dit encore Maître Jean, je ne risque que quelques pas de plus.

Et il partit vers la rue Sault-au-Matelot et de là vers le gibet.

Sur la rue Sault-au-Matelot, à l’entrée d’une ruelle, Maître Jean entendit partir de cette ruelle et très distinctement cet appel :

— Au meurtre ! À l’assassin !

S’il entendit cet appel au secours, il ne put reconnaître la voix qui l’avait poussé, pour la bonne raison que l’incendie, plus loin, faisait naître mille rumeurs qui emplissaient l’espace avec un bruit qui aurait pu ressembler à un roulement de tonnerre.

Maître Jean était un citoyen bon et charitable, et si quelqu’un, là, était la victime de meurtriers, lui, Maître Jean, ne laisserait pas s’accomplir ce crime sans qu’il essayât de l’empêcher. Mettant son pistolet au poing, il s’élança dans la ruelle et, toujours aussi, dans les plus profondes ténèbres. Il n’avait pas fait vingt pas qu’il se heurta à deux hommes qui couraient vers la rue Sault-au-Matelot. Maître Jean rebondit en arrière à ce choc inattendu et très vio-